Leone Leoni | Page 3

George Sand
son dos d'un flot de soie parfumée. Elle était si belle avec ses joues à peine colorées et son sourire moitié tendre, moitié amer, que j'oubliai ce qu'elle disait, et je m'approchai pour la serrer dans mes bras. Mais elle venait d'entr'ouvrir les rideaux de la fenêtre, et regardant à travers la vitre, où commen?ait à briller le rayon humide de la lune:--O Venise! que tu es changée! s'écria-t-elle; que je t'ai vue belle autrefois, et que tu me sembles aujourd'hui déserte et désolée!
--Que dites-vous, Juliette? m'écriai-je à mon tour; vous étiez déjà venue à Venise? Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit?
--Je voyais que vous aviez le désir de voir cette belle ville, et je savais qu'un mot vous aurait empêché d'y venir. Pourquoi vous aurais-je fait changer de résolution!
--Oui, j'en aurais changé, répondis-je en frappant du pied. Eussions-nous été à l'entrée de cette ville maudite, j'aurais fait virer la barque vers une rive que ce souvenir n'e?t pas souillée; je vous y aurais conduite, je vous y aurais portée à la nage, s'il e?t fallu choisir entre un pareil trajet et la maison que voici, où peut-être vous retrouvez à chaque pas une trace br?lante de son passage! Mais, dites-moi donc, Juliette, où je pourrai me réfugier avec vous contre le passé? Nommez-moi donc une ville, enseignez-moi donc un coin de l'Italie où cet aventurier ne vous ait pas tra?née?
J'étais pale et tremblant de colère; Juliette se retourna lentement, me regarda avec froideur, et reportant les yeux vers la fenêtre:--Venise, dit-elle, nous t'avons aimée autrefois, et aujourd'hui je ne te revois pas sans émotion; car il te chérissait, il t'invoquait partout dans ses voyages, il t'appelait sa chère patrie; car c'est toi qui fus le berceau de sa noble maison, et un de tes palais porte encore le même nom que lui.
--Par la mort et par l'éternité! dis-je à Juliette en baissant la voix, nous quitterons demain cette chère patrie!
--Vous pourrez quitter demain et Venise et Juliette, me répondit-elle avec un sang-froid glacial; mais pour moi je ne re?ois d'ordre de personne, et je quitterai Venise quand il me plaira.
--Je crois vous comprendre, Mademoiselle, dis-je avec indignation: Leoni est à Venise.
Juliette fut frappée d'une commotion électrique.--Qu'est-ce que tu dis? Leoni est à Venise? s'écria-t-elle dans une sorte de délire, en se jetant dans mes bras; répète ce que tu as dit; répète son nom, que j'entende au moins encore une fois son nom! Elle fondit en larmes, et, suffoquée par ses sanglots, elle perdit presque connaissance. Je la portai sur le sofa, et, sans songer à lui donner d'autres secours, je me remis à marcher sur la bordure du tapis. Alors ma fureur s'apaisa comme la mer quand le sirocco replie ses ailes. Une douleur amère succéda à mon emportement, et je me pris à pleurer comme une femme.

II.
Au milieu de ce déchirement, je m'arrêtai à quelques pas de Juliette et je la regardai. Elle avait le visage tourné vers la muraille; mais une glace de quinze pieds de haut, qui remplissait le panneau, me permettait de voir son visage. Elle était pale comme la mort, et ses yeux étaient fermés comme dans le sommeil; il y avait plus de fatigue encore que de douleur dans l'expression de sa figure, et c'était là précisément la situation de son ame: l'épuisement et la nonchalance l'emportaient sur le dernier bouillonnement des passions. J'espérai.
Je l'appelai doucement, et elle me regarda d'un air étonné, comme si sa mémoire perdait la faculté de conserver les faits en même temps que son ame perdait la force de ressentir le dépit.
--Que veux-tu, me dit-elle, et pourquoi me réveilles-tu?
--Juliette, lui dis-je, je t'ai offensée, pardonne-le-moi; j'ai blessé ton coeur...
--Non, dit-elle en portant une main à son front et en me tendant l'autre, tu as blessé mon orgueil seulement. Je t'en prie, Aleo, souviens-toi que je n'ai rien, que je vis de tes dons, et que l'idée de ma dépendance m'humilie. Tu as été bon et généreux envers moi, je le sais; lu me combles de soins, tu me couvres de pierreries, tu m'accables de ton luxe et de ta magnificence; sans toi je serais morte dans quelque h?pital d'indigents, ou je serais enfermée dans une maison de fous. Je sais tout cela. Mais souviens-toi, Bustamente, que tu as fait tout cela malgré moi, que tu m'as prise à demi morte, et que tu m'as secourue sans que j'eusse le moindre désir de l'être; souviens-toi que je voulais mourir et que tu as passé bien des nuits à mon chevet, tenant mes mains dans les tiennes pour m'empêcher de me tuer; souviens-toi que j'ai refusé longtemps ta protection et tes bienfaits, et que si je les accepte aujourd'hui, c'est moitié par faiblesse et par découragement de la vie, moitié par affection et par reconnaissance pour toi, qui me
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 63
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.