Lenfant | Page 8

Jules Vallès
de sa peau, je presse le doux de sa chair. Il me semble que cette chair se raffermit sous mes doigts qui s'appuient, et tout à l'heure, quand elle m'a regardé en tournant la tête, les lèvres ouvertes et le cou rengorgé, le sang m'est monté au crane, a grillé mes cheveux.
J'ai un peu desserré les bras dans la rue Saint-Jean. C'est par là que passent les bestiaux, et nous allions au pas. J'étais tout fier. Je me figurais qu'on me regardait, et je faisais celui qui sait monter: je me retournais sur la croupe en m'appuyant du plat de la main, je donnais des coups de talons dans les cuisses et je disais hue! comme un maquignon.
Nous avons traversé le faubourg, passé le dernier bourrelier.
Nous sommes à Expailly!
Plus de maisons! excepté dans les champs quelques-unes; des fleurs qui grimpent contre les murs, comme des boutons de rose le long d'une robe blanche; un coteau de vignes et la rivière au bas,-- qui s'étire comme un serpent sous les arbres, bornée d'une bande de sable jaune plus fin que de la crème, et piqué de cailloux qui flambent comme des diamants.
Au fond, des montagnes. Elles coupent de leur échine noire, verdie par le poil des sapins, le bleu du ciel où les nuages tra?nent en flocons de soie; un oiseau, quelque aigle sans doute, avait donné un grand coup d'aile et il pendait dans l'air comme un boulet au bout du fil.
Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la rivière frissonnante, l'air tiède et le grand aigle...
J'avais oublié que j'étais le coeur battant contre le dos de la Polonie. Elle-même, ma cousine, semblait ne penser à rien, et je ne me souviens avoir entendu que le pas du cheval et le beuglement d'une vache...

3 Le collège
Le collège.--Il donnait, comme tous les collèges, comme toutes les prisons, sur une rue obscure, mais qui n'était pas loin du Martouret, le Martouret, notre grande place, où étaient la mairie, le marché aux fruits; le marché aux fleurs, le rendez-vous de tous les polissons, la gaieté de la ville. Puis le bout de cette rue était bruyant, il y avait des cabarets, ?des bouchons?, comme on disait, avec un trognon d'arbre, un paquet de branches, pour servir d'enseigne. Il sortait de ces bouchons un bruit de querelles, un go?t de vin qui me montait au cerveau, m'irritait les sens et me faisait plus joyeux et plus fort.
Ce go?t de vin!--la bonne odeur des caves!--j'en ai encore le nez qui bat et la poitrine qui se gonfle.
Les buveurs faisaient tapage; ils avaient l'air sans souci, bons vivants, avec des rubans à leur fouet et des agréments pleins leur blouse--ils criaient, topaient en jurant, pour des ventes de cochons ou de vaches.
Encore un bouchon qui saute, un rire qui éclate, et les bouteilles trinquent du ventre dans les doigts du cabaretier! Le soleil jette de l'or dans les verres, il allume un bouton sur cette veste, il cuit un tas de mouches dans ce coin. Le cabaret crie, embaume, empeste, fume et bourdonne.
à deux minutes de là, le collège moisit, sue l'ennui et pue l'encre; les gens qui entrent, ceux qui sortent éteignent leur regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline, troubler le silence, déranger l'étude.
Quelle odeur de vieux!...
C'est mademoiselle Balandreau qui m'y conduit--ma mère est souffrante.--On me fait mon panier avant de partir, et je vais m'enfermer là-dedans jusqu'à huit heures du soir. à ce moment-là, mademoiselle Balandreau revient et me ramène. J'ai le coeur bien gros quelquefois et je lui conte mes peines en sanglotant.
Mon père fait la première étude, celle des élèves de mathématiques, de rhétorique et de philosophie. Il n'est pas aimé, on dit qu'il est chien.
Il a obtenu du proviseur la permission de me garder dans son étude, près de sa chaire, et je suis là, piochant mes devoirs à ses c?tés, tandis qu'il prépare son agrégation.
Il a eu tort de me prendre avec lui. Les grands ne sont pas trop méchants pour moi; ils me voient timide, craintif, appliqué; ils ne me disent rien qui me fasse de la peine, mais j'entends ce qu'ils disent de mon père, comment ils l'appellent; ils se moquent de son grand nez, de son vieux paletot, ils le rendent ridicule à mes yeux d'enfant, et je souffre sans qu'il le sache.
Il me brutalise quelquefois dans ces moments-là. ?Qu'est-ce que tu as donc?--Comme il a l'air nigaud!?
Je viens de l'entendre insulter et j'étais en train de dévorer un gros soupir, une vilaine larme.
Il m'envoie souvent, pendant l'étude du soir, demander un livre, porter un mot à un des autres pions qui est au bout de la cour, tout là-bas... il fait noir, le vent souffle; de temps en temps, il y a des étages à monter, un long corridor, un escalier
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