tonton comme je dis, est un paysan qui s'est fait ouvrier. Il a vingt-cinq ans, et il est fort comme un boeuf; il ressemble à un joueur d'orgue; la peau brune, de grands yeux, une bouche large, de belles dents; la barbe très noire, un buisson de cheveux, un cou de matelot, des mains énormes toutes couvertes de verrues,--ces fameuses verrues qu'il gratte pendant la prière!
Il est compagnon du devoir, il a une grande canne avec de longs rubans, et il m'emmène quelquefois chez la Mère des menuisiers. On boit, on chante, on fait des tours de force; il me prend par la ceinture, me jette en l'air, me rattrape et me jette encore. J'ai plaisir et peur! puis je grimpe sur les genoux des compagnons; je touche à leurs mètres et à leurs compas, je go?te au vin qui me fait mal, je me cogne au chef-d'oeuvre, je renverse des planches, et m'éborgne à leurs grands faux-cols, je m'égratigne à leurs pendants d'oreilles. Ils ont des pendants d'oreilles.
?Jacques, est-ce que tu t'amuses mieux avec ces "messieurs de la bachellerie" qu'avec nous?
--Oh! mais non!?
Il appelle ?messieurs de la bachellerie? les instituteurs, professeurs, ma?tres de latinage ou de dessin, qui viennent quelquefois à la maison et qui parlent du collège, tout le temps; ce jour-là, on m'ordonne majestueusement de rester tranquille, on me défend de mettre mes coudes sur la table, je ne dois pas remuer les jambes, et je mange le gras de ceux qui ne l'aiment pas! Je m'ennuie beaucoup avec ces messieurs de la bachellerie, et je suis si heureux avec les menuisiers!
Je couche à c?té de tonton Joseph, et il ne s'endort jamais sans m'avoir conté des histoires--il en sait tout plein,--puis il bat la retraite avec ses mains sur son ventre. Le matin, il m'apprend à donner des coups de poing, et il se fait tout petit pour me présenter sa grosse poitrine à frapper; j'essaie aussi le coup de pied, et je tombe presque toujours.
Quand je me fais mal, je ne pleure pas, ma mère viendrait.
Il part le matin et revient le soir.
Comme j'attends après lui! Je compte les heures quand il est sur le point de rentrer.
Il m'emporte dans ses bras après la soupe, et il m'emmène jusqu'à ce qu'on se couche, dans son petit atelier, qu'il a en bas, où il travaille à son compte, le soir, en chantant des chansons qui m'amusent, et en me jetant tous les copeaux par la figure; c'est moi qui mouche la chandelle, et il me laisse mettre les doigts dans son vernis.
Il vient quelquefois des camarades le voir et causer avec lui, les mains dans les poches, l'épaule contre la porte. Ils me font des amitiés, et mon oncle est tout fier: ?Il en sait déjà long, le gaillard--Jacques, dis-nous ta fable!?
Un jour, l'oncle Joseph partit.
Ce fut une triste histoire!
Madame Garnier, la veuve de l'ivrogne qui s'est noyé dans sa cuve, avait une nièce qu'elle fit venir de Bordeaux, lors de la catastrophe.
Une grande brune, avec des yeux énormes, des yeux noirs, tout noirs, et qui br?lent; elle les fait aller comme je fais aller dans l'étude un miroir cassé, pour jeter des éclairs; ils roulent dans les coins, remontent au ciel et vous prennent avec eux.
Il para?t que j'en tombai amoureux fou. Je dis ?il para?t?, car je ne me souviens que d'une scène de passion, d'épouvantable jalousie.
Et contre qui?
Contre l'oncle Joseph lui-même, qui avait fait la cour à mademoiselle Célina Garnier, s'y était pris, je ne sais comment, mais avait fini par la demander en mariage et l'épouser.
L'aimait-elle?
Je ne puis aujourd'hui répondre à cette question; aujourd'hui que la raison est revenue, que le temps a versé sa neige sur ces émotions profondes. Mais alors,--au moment où mademoiselle Célina se maria, j'étais aveuglé par la passion.
Elle allait être la femme d'un autre! Elle me refusait, moi si pur. Je ne savais pas encore la différence qu'il y avait entre une dame et un monsieur, et je croyais que les enfants naissaient sous les choux.
Quand j'étais dans un potager, il m'arrivait de regarder; je me promenais dans les légumes, avec l'idée que moi aussi je pouvais être père...
Mais tout de même, je tressaillais quand ma tante me tapotait les joues et me parlait en bordelais. Quand elle me regardait d'une certaine fa?on, le coeur me tournait, comme le jour où, sur le Breuil, j'étais monté dans une balan?oire de foire.
J'étais déjà grand: dix ans. C'est ce que je lui disais:
?N'épouse pas mon oncle Joseph! Dans quelque temps, je serai un homme: attends-moi, jure-moi que tu m'attendras! C'est pour de rire, n'est-ce pas, la noce d'aujourd'hui??
Ce n'était pas pour de rire, du tout; ils étaient mariés bel et bien, et ils s'en allèrent tous les deux.
Je les vis dispara?tre.
Ma jalousie veillait. J'entendis tourner la clef.
Elle me tordit
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