Le vicomte de Bragelonne, Tome IV. | Page 4

Alexandre Dumas
j’ai obligé des rois! Vous m’écouterez! Je
viens vous demander compte de l’honneur d’un de vos serviteurs que
vous avez abusé par un mensonge ou trahi par une faiblesse. Je sais que
ces mots irritent Votre Majesté; mais les faits nous tuent, nous autres;
je sais que vous cherchez quel châtiment vous ferez subir à ma
franchise; mais je sais, moi, quel châtiment je demanderai à Dieu de
vous infliger, quand je lui raconterai votre parjure et le malheur de mon
fils.
Le roi se promenait à grands pas, la main sur la poitrine, la tête roidie,
l’oeil flamboyant.
-- Monsieur, s’écria-t-il tout à coup, si j’étais pour vous le roi, vous
seriez déjà puni; mais je ne suis qu’un homme, et j’ai le droit d’aimer
sur la terre ceux qui m’aiment, bonheur si rare!
-- Vous n’avez pas plus ce droit comme homme que comme roi; ou, si
vous vouliez le prendre loyalement, il fallait prévenir M. de Bragelonne
au lieu de l’exiler.
-- Je crois que je discute, en vérité! interrompit Louis XIV avec cette
majesté que lui seul savait trouver à un point si remarquable dans le
regard et dans la voix.
-- J’espérais que vous me répondriez, dit le comte.
-- Vous saurez tantôt ma réponse, monsieur.
-- Vous savez ma pensée, répliqua M. de La Fère.
-- Vous avez oublié que vous parliez au roi, monsieur; c’est un crime!

-- Vous avez oublié que vous brisiez la vie de deux hommes; c’est un
péché mortel, Sire!
-- Sortez, maintenant!
-- Pas avant de vous avoir dit: Fils de Louis XIII, vous commencez mal
votre règne, car vous le commencez par le rapt et la déloyauté! Ma race
et moi, nous sommes dégagés envers vous de toute cette affection et de
tout ce respect que j’avais fait jurer à mon fils dans les caveaux de
Saint-Denis, en présence des restes de vos nobles aïeux. Vous êtes
devenu notre ennemi, Sire, et nous n’avons plus affaire désormais qu’à
Dieu, notre seul maître. Prenez-y garde!
-- Vous menacez?
-- Oh! non, dit tristement Athos, et je n’ai pas plus de bravade que de
peur dans l’âme. Dieu, dont je vous parle, Sire, m’entend parler; il sait
que, pour l’intégrité, pour l’honneur de votre couronne, je verserais
encore à présent tout ce que m’ont laissé de sang vingt années de guerre
civile et étrangère. Je puis donc vous assurer que je ne menace pas le
roi plus que je ne menace l’homme; mais je vous dis, à vous: Vous
perdez deux serviteurs pour avoir tué la foi dans le coeur du père et
l’amour dans le coeur du fils. L’un ne croit plus à la parole royale,
l’autre ne croit plus à la loyauté des hommes, ni à la pureté des femmes.
L’un est mort au respect et l’autre à l’obéissance. Adieu!
Cela dit, Athos brisa son épée sur son genou, en déposa lentement les
deux morceaux sur le parquet, et, saluant le roi, qui étouffait de rage et
de honte, il sortit du cabinet.
Louis, abîmé sur sa table, passa quelques minutes à se remettre, et, se
relevant soudain, il sonna violemment.
-- Qu’on appelle M. d’Artagnan! dit-il aux huissiers épouvantés.
Chapitre CXCVIII -- Suite d'orage
Sans doute nos lecteurs se sont déjà demandé comment Athos s’était si
bien à point trouvé chez le roi, lui dont ils n’avaient point entendu
parler depuis un long temps. Notre prétention, comme romancier, étant
surtout d’enchaîner les événements les uns aux autres avec une logique
presque fatale, nous nous tenions prêt à répondre et nous répondons à
cette question.
Porthos, fidèle à son devoir d’arrangeur d’affaires avait, en quittant le
Palais-Royal, été rejoindre Raoul aux Minimes du bois de Vincennes,
et lui avait raconté, dans ses moindres détails, son entretien avec M. de

Saint-Aignan; puis il avait terminé en disant que le message du roi à
son favori n’amènerait, probablement, qu’un retard momentané, et
qu’en quittant le roi de Saint-Aignan s’empresserait de se rendre à
l’appel que lui avait fait Raoul.
Mais Raoul, moins crédule que son vieil ami, avait conclu, du récit de
Porthos, que, si de Saint-Aignan allait chez le roi, de Saint-Aignan
conterait tout au roi et que, si de Saint-Aignan contait tout au roi, le roi
défendrait à de Saint-Aignan de se présenter sur le terrain. Il avait donc,
en conséquence de cette réflexion, laissé Porthos garder la place, au cas,
fort peu probable, où de Saint-Aignan viendrait, et encore avait-il bien
engagé Porthos à ne pas rester sur le pré plus d’une heure ou une heure
et demie. Ce à quoi Porthos s’était formellement refusé, s’installant,
bien au contraire, aux Minimes, comme pour y prendre racine, faisant
promettre à Raoul de revenir de chez son père chez lui, Raoul, afin que
le laquais de Porthos sût où le
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