Le vicomte de Bragelonne, Tome IV. | Page 3

Alexandre Dumas
à Votre
Majesté la raison de ce refus.
-- La raison?... Une question? s’écria le roi.
-- Une demande, Sire.
Le roi, s’appuyant sur la table avec les deux poings:
-- Vous avez perdu l’usage de la Cour, monsieur de La Fère, dit-il
d’une voix concentrée. À la Cour, on ne questionne pas le roi.
-- C’est vrai, Sire; mais, si l’on ne questionne pas, on suppose.
-- On suppose! que veut dire cela?
-- Presque toujours la supposition du sujet implique la franchise du
roi...
-- Monsieur!
-- Et le manque de confiance du sujet, poursuivit intrépidement Athos.
-- Je crois que vous vous méprenez, dit le monarque entraîné malgré lui
à la colère.
-- Sire, je suis forcé de chercher ailleurs ce que je croyais trouver en
Votre Majesté. Au lieu d’avoir une réponse de vous, je suis forcé de
m’en faire une à moi-même.
-- Monsieur le comte, dit-il, je vous ai donné tout le temps que j’avais
de libre.
-- Sire, répondit le comte, je n’ai pas eu le temps de dire au roi ce que
j’étais venu lui dire, et je vois si rarement le roi, que je dois saisir
l’occasion.
-- Vous en étiez à des suppositions; vous allez passer aux offenses.
-- Oh! Sire, offenser le roi, moi? Jamais! J’ai toute ma vie soutenu que
les rois sont au-dessus des autres hommes, non seulement par le rang et
la puissance mais par la noblesse du coeur et la valeur de l’esprit. Je ne
me ferai jamais croire que mon roi, celui qui m’a dit une parole, cachait
avec cette parole une arrière-pensée.
-- Qu’est-ce à dire? quelle arrière-pensée?
-- Je m’explique, dit froidement Athos. Si, en refusant la main de Mlle
de La Vallière à M. de Bragelonne, Votre Majesté avait un autre but

que le bonheur et la fortune du vicomte...
-- Vous voyez bien, monsieur, que vous m’offensez.
-- Si, en demandant un délai au vicomte, Votre Majesté avait voulu
éloigner seulement le fiancé de Mlle de La Vallière...
-- Monsieur! Monsieur!
-- C’est que je l’ai ouï dire partout, Sire. Partout l’on parle de l’amour
de Votre Majesté pour Mlle de La Vallière.
Le roi déchira ses gants, que, par contenance, il mordillait depuis
quelques minutes.
-- Malheur! s’écria-t-il, à ceux qui se mêlent de mes affaires! J’ai pris
un parti: je briserai tous les obstacles.
-- Quels obstacles? dit Athos.
Le roi s’arrêta court, comme un cheval emporté à qui le mors brise le
palais en se retournant dans sa bouche.
-- J’aime Mlle de La Vallière, dit-il soudain avec autant de noblesse
que d’emportement.
-- Mais, interrompit Athos, cela n’empêche pas Votre Majesté de
marier M. de Bragelonne avec Mlle de La Vallière. Le sacrifice est
digne d’un roi; il est mérité par M. de Bragelonne, qui a déjà rendu des
services et qui peut passer pour un brave homme. Ainsi donc, le roi, en
renonçant à son amour, fait preuve à la fois de générosité, de
reconnaissance et de bonne politique.
-- Mlle de La Vallière, dit sourdement le roi, n’aime pas M. de
Bragelonne.
-- Le roi le sait? demanda Athos avec un regard profond.
-- Je le sais.
-- Depuis peu, alors; sans quoi, si le roi le savait lors de ma première
demande, Sa Majesté eût pris la peine de me le dire.
-- Depuis peu.
Athos garda un moment le silence.
-- Je ne comprends point alors, dit-il, que le roi ait envoyé M. de
Bragelonne à Londres. Cet exil surprend à bon droit ceux qui aiment
l’honneur du roi.
-- Qui parle de l’honneur du roi, monsieur de La Fère?
-- L’honneur du roi, Sire, est fait de l’honneur de toute sa noblesse.
Quand le roi offense un de ses gentilshommes, c’est-à- dire quand il lui
prend un morceau de son honneur, c’est à lui- même, au roi, que cette

part d’honneur est dérobée.
-- Monsieur de La Fère!
-- Sire, vous avez envoyé à Londres le vicomte de Bragelonne avant
d’être l’amant de Mlle de La Vallière, ou depuis que vous êtes son
amant?
Le roi, irrité, surtout parce qu’il se sentait dominé, voulut congédier
Athos par un geste.
-- Sire, je vous dirai tout, répliqua le comte; je ne sortirai d’ici que
satisfait par Votre Majesté ou par moi-même. Satisfait si vous m’avez
prouvé que vous avez raison; satisfait si je vous ai prouvé que vous
avez tort. Oh! vous m’écouterez, Sire. Je suis vieux, et je tiens à tout ce
qu’il y a de vraiment grand et de vraiment fort dans le royaume. Je suis
un gentilhomme qui a versé son sang pour votre père et pour vous, sans
jamais avoir rien demandé ni à vous ni à votre père. Je n’ai fait de tort à
personne en ce monde, et
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