Le vicomte de Bragelonne, Tome IV. | Page 6

Alexandre Dumas
laissait libre, oui, je viens aussi...
-- Soyez le bienvenu, monsieur le chevalier, non pour la consolation que vous apportez, mais pour vous-même. Je suis consolé.
Et il essaya d’un sourire plus triste qu’aucune des larmes que d’Artagnan e?t jamais vu répandre.
-- à la bonne heure! fit d’Artagnan.
-- Seulement, continua Raoul, vous êtes arrivé comme M. le comte allait me donner les détails de son entrevue avec le roi. Vous permettez, n’est-ce pas, que M. le comte continue?
Et les yeux du jeune homme semblaient vouloir lire jusqu’au fond du coeur du mousquetaire.
-- Son entrevue avec le roi? fit d’Artagnan d’un ton si naturel, qu’il n’y avait pas moyen de douter de son étonnement. Vous avez donc vu le roi, Athos?
Athos sourit.
-- Oui, dit-il, je l’ai vu.
-- Ah! vraiment, vous ignoriez que le comte e?t vu Sa Majesté? demanda Raoul à demi rassuré.
-- Ma foi, oui! tout à fait.
-- Alors, me voilà plus tranquille, dit Raoul.
-- Tranquille, et sur quoi? demanda Athos.
-- Monsieur, dit Raoul, pardonnez-moi; mais, connaissant l’amitié que vous me faites l’honneur de me porter, je craignais que vous n’eussiez un peu vivement exprimé à Sa Majesté ma douleur et votre indignation, et qu’alors le roi...
-- Et qu’alors le roi? répéta d’Artagnan. Voyons, achevez, Raoul.
-- Excusez-moi à votre tour, monsieur d’Artagnan, dit Raoul. Un instant j’ai tremblé, je l’avoue, que vous ne vinssiez pas ici comme M. d’Artagnan, mais comme capitaine de mousquetaires.
-- Vous êtes fou, mon pauvre Raoul, s’écria d’Artagnan avec un éclat de rire dans lequel un exact observateur e?t peut-être désiré plus de franchise.
-- Tant mieux! dit Raoul.
-- Oui, fou, et savez-vous ce que je vous conseille?
-- Dites, monsieur; venant de vous, l’avis doit être bon.
-- Eh bien! je vous conseille, après votre voyage, après votre visite chez M. de Guiche, après votre visite chez Madame, après votre visite chez Porthos, après votre voyage à Vincennes, je vous conseille de prendre quelque repos; couchez-vous, dormez douze heures, et, à votre réveil, fatiguez-moi un bon cheval.
Et, l’attirant à lui, il l’embrassa comme il e?t fait de son propre enfant. Athos en fit autant; seulement, il était visible que le baiser était plus tendre et la pression plus forte encore chez le père que chez l’ami.
Le jeune homme regarda de nouveau ces deux hommes, en appliquant à les pénétrer toutes les forces de son intelligence. Mais son regard s’émoussa sur la physionomie riante du mousquetaire et sur la figure calme et douce du comte de La Fère.
-- Et où allez-vous, Raoul? demanda ce dernier, voyant que Bragelonne s’apprêtait à sortir.
-- Chez moi, monsieur, répondit celui-ci de sa voix douce et triste.
-- C’est donc là qu’on vous trouvera, vicomte, si l’on a quelque chose à vous dire?
-- Oui, monsieur. Est-ce que vous prévoyez avoir quelque chose à me dire?
-- Que sais-je! dit Athos.
-- Oui, de nouvelles consolations, dit d’Artagnan en poussant tout doucement Raoul vers la porte.
Raoul, voyant cette sérénité dans chaque geste des deux amis, sortit de chez le comte, n’emportant avec lui que l’unique sentiment de sa douleur particulière.
-- Dieu soit loué, dit-il, je puis donc ne plus penser qu’à moi.
Et, s’enveloppant de son manteau, de manière à cacher aux passants son visage attristé, il sortit pour se rendre à son propre logement, comme il l’avait promis à Porthos.
Les deux amis avaient vu le jeune homme s’éloigner avec un sentiment pareil de commisération.
Seulement, chacun d’eux l’avait exprimé d’une fa?on différente.
-- Pauvre Raoul! avait dit Athos en laissant échapper un soupir.
-- Pauvre Raoul! avait dit d’Artagnan en haussant les épaules.
Chapitre CXCIX -- Heu! miser!
?Pauvre Raoul!? avait dit Athos. ?Pauvre Raoul!? avait dit d’Artagnan. En effet, plaint par ces deux hommes si forts, Raoul devait être un homme bien malheureux.
Aussi, lorsqu’il se trouva seul en face de lui-même, laissant derrière lui l’ami intrépide et le père indulgent, lorsqu’il se rappela l’aveu fait par le roi de cette tendresse qui lui volait sa bien-aimée Louise de La Vallière, il sentit son coeur se briser, comme chacun de nous l’a senti se briser une fois à la première illusion détruite, au premier amour trahi.
-- Oh! murmura-t-il, c’en est donc fait! Plus rien dans la vie! Rien à attendre, rien à espérer! Guiche me l’a dit, mon père me l’a dit, M. d’Artagnan me l’a dit. Tout est donc un rêve en ce monde! C’était un rêve que cet avenir poursuivi depuis dix ans! Cette union de nos coeurs, c’était un rêve! Cette vie toute d’amour et de bonheur, c’était un rêve!
Pauvre fou de rêver ainsi tout haut et publiquement, en face de mes amis et de mes ennemis, afin que mes amis s’attristent de mes peines et que mes ennemis rient de mes douleurs!...
Ainsi, mon malheur va devenir une disgrace éclatante, un scandale public. Ainsi, demain, je serai montré honteusement au doigt!
Et, malgré le calme promis à son père et à d’Artagnan, Raoul
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