Le vicomte de Bragelonne, Tome III. | Page 3

Alexandre Dumas
déshonneur pour un jeune roi plein de la vanité que lui
inspiraient à la fois et ses avantages personnels et son pouvoir royal.
Rien à faire, ni reproches, ni exil, ni même bouderies.
Bouder, c’eût été avouer qu’on avait été touché, comme Hamlet, par
une arme démouchetée, l’arme du ridicule.
Bouder des femmes! quelle humiliation! surtout quand ces femmes ont
le rire pour vengeance.
Oh! si, au lieu d’en laisser toute la responsabilité à des femmes,
quelque courtisan se fût mêlé à cette intrigue, avec quelle joie Louis
XIV eût saisi cette occasion d’utiliser la Bastille!

Mais là encore la colère royale s’arrêtait, repoussée par le
raisonnement.
Avoir une armée, des prisons, une puissance presque divine, et mettre
cette toute-puissance au service d’une misérable rancune, c’était
indigne, non seulement d’un roi, mais même d’un homme.
Il s’agissait donc purement et simplement de dévorer en silence cet
affront et d’afficher sur son visage la même mansuétude, la même
urbanité.
Il s’agissait de traiter Madame en amie. En amie!... Et pourquoi pas?
Ou Madame était l’instigatrice de l’événement, ou l’événement l’avait
trouvée passive.
Si elle avait été l’instigatrice, c’était bien hardi à elle, mais enfin
n’était-ce pas son rôle naturel?
Qui l’avait été chercher dans le plus doux moment de la lune conjugale
pour lui parler un langage amoureux? Qui avait osé calculer les chances
de l’adultère, bien plus de l’inceste? Qui, retranché derrière son
omnipotence royale, avait dit à cette jeune femme: «Ne craignez rien,
aimez le roi de France, il est au-dessus de tous, et un geste de son bras
armé du sceptre vous protégera contre tous, même contre vos
remords?»
Donc, la jeune femme avait obéi à cette parole royale, avait cédé à cette
voix corruptrice, et maintenant qu’elle avait fait le sacrifice moral de
son honneur, elle se voyait payée de ce sacrifice par une infidélité
d’autant plus humiliante qu’elle avait pour cause une femme bien
inférieure à celle qui avait d’abord cru être aimée.
Ainsi, Madame eût-elle été l’instigatrice de la vengeance, Madame eût
eu raison.
Si, au contraire, elle était passive dans tout cet événement, quel sujet
avait le roi de lui en vouloir?
Devait-elle, ou plutôt pouvait-elle arrêter l’essor de quelques langues
provinciales? devait-elle, par un excès de zèle mal entendu, réprimer,
au risque de l’envenimer, l’impertinence de ces trois petites filles?
Tous ces raisonnements étaient autant de piqûres sensibles à l’orgueil
du roi; mais, quand il avait bien repassé tous ces griefs dans son esprit,
Louis XIV s’étonnait, réflexions faites, c’est-à-dire après la plaie
pansée, de sentir d’autres douleurs sourdes, insupportables, inconnues.
Et voilà ce qu’il n’osait s’avouer à lui-même, c’est que ces lancinantes

atteintes avaient leur siège au coeur.
Et, en effet, il faut bien que l’historien l’avoue aux lecteurs, comme le
roi se l’avouait à lui-même: il s’était laissé chatouiller le coeur par cette
naïve déclaration de La Vallière; il avait cru à l’amour pur, à de
l’amour pour l’homme, à de l’amour dépouillé de tout intérêt; et son
âme, plus jeune et surtout plus naïve qu’il ne le supposait, avait bondi
au-devant de cette autre âme qui venait de se révéler à lui par ses
aspirations.
La chose la moins ordinaire dans l’histoire si complexe de l’amour,
c’est la double inoculation de l’amour dans deux coeurs: pas plus de
simultanéité que d’égalité; l’un aime presque toujours avant l’autre,
comme l’un finit presque toujours d’aimer après l’autre. Aussi le
courant électrique s’établit-il en raison de l’intensité de la première
passion qui s’allume. Plus Mlle de La Vallière avait montré d’amour,
plus le roi en avait ressenti.
Et voilà justement ce qui étonnait le roi.
Car il lui était bien démontré qu’aucun courant sympathique n’avait pu
entraîner son coeur, puisque cet aveu n’était pas de l’amour, puisque
cet aveu n’était qu’une insulte faite à l’homme et au roi, puisque enfin
c’était, et le mot surtout brûlait comme un fer rouge, puisque enfin
c’était une mystification.
Ainsi cette petite fille à laquelle, à la rigueur, on pouvait tout refuser,
beauté, naissance, esprit, ainsi cette petite fille, choisie par Madame
elle-même en raison de son humilité, avait non seulement provoqué le
roi, mais encore dédaigné le roi, c’est-à- dire un homme qui, comme un
sultan d’Asie, n’avait qu’à chercher des yeux, qu’à étendre la main,
qu’à laisser tomber le mouchoir.
Et, depuis la veille, il avait été préoccupé de cette petite fille au point
de ne penser qu’à elle, de ne rêver que d’elle; depuis la veille, son
imagination s’était amusée à parer son image de tous les charmes
qu’elle n’avait point; il avait enfin, lui que tant d’affaires réclamaient,
que tant de femmes appelaient, il avait, depuis la veille, consacré toutes
les minutes de sa vie, tous les battements de son coeur, à cette unique
rêverie.
En vérité, c’était trop ou trop peu.
Et l’indignation du
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