-- Oui, l'on m'avait raconté, à moi, pauvre évêque perdu au milieu des
landes, on m'avait dit que le roi vous avait pris pour confident de ses
amours.
-- Avec qui?
-- Avec Mlle de Mancini.
D'Artagnan respira.
-- Ah! je ne dis pas non, répliqua-t-il.
-- Il paraît que le roi vous a emmené un matin au-delà du pont de Blois
pour causer avec sa belle.
-- C'est vrai, dit d'Artagnan. Ah! vous savez cela? Mais alors, vous
devez savoir que, le jour même, j'ai donné ma démission.
-- Sincère?
-- Ah! mon ami, on ne peut plus sincère.
-- C'est alors que vous allâtes chez le comte de La Fère?
-- Oui.
-- Chez moi?
-- Oui.
-- Et chez Porthos?
-- Oui.
-- Était-ce pour nous faire une simple visite?
-- Non; je ne vous savais point attachés, et je voulais vous emmener en
Angleterre.
-- Oui, je comprends, et alors vous avez exécuté seul, homme
merveilleux, ce que vous vouliez nous proposer d'exécuter à nous
quatre. Je me suis douté que vous étiez pour quelque chose dans cette
belle restauration, quand j'appris qu'on vous avait vu aux réceptions du
roi Charles, lequel vous parlait comme un ami, ou plutôt comme un
obligé.
-- Mais comment diable avez-vous su tout cela? demanda d'Artagnan,
qui craignait que les investigations d'Aramis ne s'étendissent plus loin
qu'il ne le voulait.
-- Cher d'Artagnan, dit le prélat, mon amitié ressemble un peu à la
sollicitude de ce veilleur de nuit que nous avons dans la petite tour du
môle, à l'extrémité du quai. Ce brave homme allume tous les soirs une
lanterne pour éclairer les barques qui viennent de la mer. Il est caché
dans sa guérite, et les pêcheurs ne le voient pas; mais lui les suit avec
intérêt; il les devine, il les appelle, il les attire dans la voie du port. Je
ressemble à ce veilleur; de temps en temps quelques avis m'arrivent et
me rappellent au souvenir de tout ce que j'aimais. Alors je suis les amis
d'autrefois sur la mer orageuse du monde, moi, pauvre guetteur auquel
Dieu a bien voulu donner l'abri d'une guérite.
-- Et, dit d'Artagnan, après l'Angleterre, qu'ai-je fait?
-- Ah! voilà! fit Aramis, vous voulez forcer ma vue. Je ne sais plus rien
depuis votre retour, d'Artagnan; mes yeux se sont troublés. J'ai regretté
que vous ne pensiez point à moi. J'ai pleuré votre oubli. J'avais tort. Je
vous revois, et c'est une fête, une grande fête, je vous le jure...
Comment se porte Athos?
-- Très bien, merci.
-- Et notre jeune pupille?
-- Raoul?
-- Oui.
-- Il paraît avoir hérité de l'adresse de son père Athos et de la force de
son tuteur Porthos.
-- Et à quelle occasion avez-vous pu juger de cela?
-- Eh! mon Dieu! la veille même de mon départ.
-- Vraiment?
-- Oui, il y avait exécution en Grève, et, à la suite de cette exécution,
émeute. Nous nous sommes trouvés dans l'émeute, et, à la suite de
l'émeute, il a fallu jouer de l'épée; il s'en est tiré à merveille.
-- Bah! et qu'a-t-il fait? dit Porthos.
-- D'abord il a jeté un homme par la fenêtre, comme il eût fait d'un
ballot de coton.
-- Oh! très bien! s'écria Porthos.
-- Puis il a dégainé, pointé, estocadé, comme nous faisions dans notre
beau temps, nous autres.
-- Et à quel propos cette émeute? demanda Porthos.
D'Artagnan remarqua sur la figure d'Aramis une complète indifférence
à cette question de Porthos.
-- Mais, dit-il en regardant Aramis, à propos de deux traitants à qui le
roi faisait rendre gorge, deux amis de M. Fouquet que l'on pendait.
À peine un léger froncement de sourcils du prélat indiqua-t-il qu'il avait
entendu.
-- Oh! oh! fit Porthos, et comment les nommait-on, ces amis de M.
Fouquet?
-- MM. d'Emerys et Lyodot, dit d'Artagnan. Connaissez-vous ces
noms-là, Aramis?
-- Non, fit dédaigneusement le prélat; cela m'a l'air de noms de
financiers.
-- Justement.
-- Oh! M. Fouquet a laissé pendre ses amis? s'écria Porthos.
-- Et pourquoi pas? dit Aramis.
-- C'est qu'il me semble...
-- Si on a pendu ces malheureux, c'était par ordre du roi. Or, M.
Fouquet, pour être surintendant des finances, n'a pas, je pense, droit de
vie et de mort.
-- C'est égal, grommela Porthos, à la place de M. Fouquet...
Aramis comprit que Porthos allait dire quelque sottise. Il brisa la
conversation.
-- Voyons, dit-il, mon cher d'Artagnan, c'est assez parler des autres;
parlons un peu de vous.
-- Mais, de moi, vous en savez tout ce que je puis vous en dire. Parlons
de vous, au contraire, cher Aramis.
-- Je vous l'ai dit, mon ami, il n'y a plus d'Aramis en moi.
-- Plus même de l'abbé d'Herblay?
-- Plus
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