Le vicomte de Bragelonne, Tome II. | Page 3

Alexandre Dumas
jamais?

-- Pardonnez-moi. Seulement je n'admets pas le mot enterré.
-- Mais il me semble qu'à cette distance de Paris on est enterré, ou peu
s'en faut.
-- Mon ami, je me fais vieux, dit Aramis; le bruit et le mouvement de la
ville ne me vont plus.
«À cinquante-sept ans, on doit chercher le calme et la méditation. Je les
ai trouvés ici. Quoi de plus beau et de plus sévère à la fois que cette
vieille Armorique? Je trouve ici, cher d'Artagnan, tout le contraire de ce
que j'aimais autrefois, et c'est ce qu'il faut à la fin de la vie, qui est le
contraire du commencement. Un peu de mon plaisir d'autrefois vient
encore m'y saluer de temps en temps sans me distraire de mon salut. Je
suis encore de ce monde, et cependant, à chaque pas que je fais, je me
rapproche de Dieu.
-- Éloquent, sage, discret, vous êtes un prélat accompli, Aramis, et je
vous félicite.
-- Mais, dit Aramis en souriant, vous n'êtes pas seulement venu, cher
ami, pour me faire des compliments... Parlez, qui vous amène?
Serais-je assez heureux pour que, d'une façon quelconque, vous eussiez
besoin de moi?
-- Dieu merci, non, mon cher ami, dit d'Artagnan, ce n'est rien de cela.
Je suis riche et libre.
-- Riche?
-- Oui, riche pour moi; pas pour vous ni pour Porthos, bien entendu. J'ai
une quinzaine de mille livres de rente.
Aramis le regarda soupçonneux. Il ne pouvait croire, surtout en voyant
son ancien ami avec cet humble aspect, qu'il eût fait une si belle
fortune.
Alors d'Artagnan, voyant que l'heure des explications était venue,
raconta son histoire d'Angleterre.
Pendant le récit, il vit dix fois briller les yeux et tressaillir les doigts
effilés du prélat. Quant à Porthos, ce n'était pas de l'admiration qu'il
manifestait pour d'Artagnan, c'était de l'enthousiasme, c'était du délire.
Lorsque d'Artagnan eut achevé son récit:
-- Eh bien? fit Aramis.
-- Eh bien! dit d'Artagnan, vous voyez que j'ai en Angleterre des amis
et des propriétés, en France un trésor. Si le coeur vous en dit, je vous
les offre. Voilà pourquoi je suis venu.

Si assuré que fût son regard, il ne put soutenir en ce moment le regard
d'Aramis. Il laissa donc dévier son oeil sur Porthos, comme fait l'épée
qui cède à une pression toute-puissante et cherche un autre chemin.
-- En tout cas, dit l'évêque, vous avez pris un singulier costume de
voyage, cher ami.
-- Affreux! je le sais. Vous comprenez que je ne voulais voyager ni en
cavalier ni en seigneur. Depuis que je suis riche, je suis avare.
-- Et vous dites donc que vous êtes venu à Belle-Île? fit Aramis sans
transition.
-- Oui, répliqua d'Artagnan, je savais y trouver Porthos et vous.
-- Moi! s'écria Aramis. Moi! depuis un an que je suis ici je n'ai point
une seule fois passé la mer.
-- Oh! fit d'Artagnan, je ne vous savais pas si casanier.
-- Ah! cher ami, c'est qu'il faut vous dire que je ne suis plus l'homme
d'autrefois. Le cheval m'incommode, la mer me fatigue; je suis un
pauvre prêtre souffreteux, se plaignant toujours, grognant toujours, et
enclin aux austérités, qui me paraissent des accommodements avec la
vieillesse, des pourparlers avec la mort. Je réside, mon cher d'Artagnan,
je réside.
-- Eh bien! tant mieux, mon ami, car nous allons probablement devenir
voisins.
-- Bah! dit Aramis, non sans une certaine surprise qu'il ne chercha
même pas à dissimuler, vous, mon voisin?
-- Eh! mon Dieu, oui.
-- Comment cela?
-- Je vais acheter des salines fort avantageuses qui sont situées entre
Piriac et Le Croisic. Figurez-vous, mon cher, une exploitation de douze
pour cent de revenu clair; jamais de non- valeur, jamais de faux frais;
l'océan, fidèle et régulier, apporte toutes les six heures son contingent à
ma caisse. Je suis le premier Parisien qui ait imaginé une pareille
spéculation. N'éventez pas la mine, je vous en prie, et avant peu nous
communiquerons, J'aurai trois lieues de pays pour trente mille livres.
Aramis lança un regard à Porthos comme pour lui demander si tout cela
était bien vrai, si quelque piège ne se cachait point sous ces dehors
d'indifférence. Mais bientôt, comme honteux d'avoir consulté ce pauvre
auxiliaire, il rassembla toutes ses forces pour un nouvel assaut ou pour
une nouvelle défense.

-- On m'avait assuré, dit-il, que vous aviez eu quelque démêlé avec la
cour, mais que vous en étiez sorti comme vous savez sortir de tout,
mon cher d'Artagnan, avec les honneurs de la guerre.
-- Moi? s'écria le mousquetaire avec un grand éclat de rire insuffisant à
cacher son embarras; car, à ces mots d'Aramis, il pouvait le croire
instruit de ses dernières relations avec le roi; moi? Ah! racontez-moi
donc cela, mon cher Aramis.
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