moment, le vieux ma?tre d'armes s'écriait, d'une voix angoissée par la terreur:
--Arrêtez, monsieur le comte, arrêtez! Votre épée est démouchetée! Arrêtez!
Il était trop tard!
L'épée démouchetée de Brettecourt avait déjà frappé le masque de Villepreux; et elle était lancée avec tant de violence que la pointe, se frayant un chemin à travers les mailles du masque, avait atteint le marquis à l'oeil droit.
Brettecourt éprouva cette impression si particulière que donne une arme pénétrant dans quelque chose de mou et faisant une blessure; et cela était d'autant plus affreux pour lui qu'il avait éprouvé d'abord la résistance du masque.
[Illustration: Alors il se précipita à genoux devant lui. (Page 25.)]
Villepreux, en recevant le coup sur le masque, avait commencé de prononcer le mot: ?Touché!? Mais il ne l'acheva pas. Sa voix se perdit en un soupir étouffé: sa main laissa échapper son arme; et, pendant une demi-minute, qui sembla interminable à Brettecourt, il chancela sur la planche comme une masse insensible qu'une force supérieure balance; puis, il s'abattit, sans un mot, sans une plainte. Et il demeura immobile, comme mort, aux yeux de son ami épouvanté:
--Villepreux! Villepreux! s'écria ce dernier.
Son ami ne répondit pas. Alors, il se précipita à genoux devant lui, murmurant d'une voix brisée:
--Mais ce n'est rien, n'est-ce pas?... Je t'en supplie, parle-moi!... Un mot seulement...
Aucun son ne traversa le masque qui couvrait encore le visage de Villepreux. Brettecourt saisit ce masque; mais, après avoir fait un premier mouvement pour l'enlever, il s'arrêta, saisi de terreur. Comment le visage de son ami allait-il lui appara?tre?
Le vieux Grandier s'agenouillait aussi, soulevait un peu le corps du marquis. Les autres assistants, glacés d'effroi, les laissaient faire. Le ma?tre d'armes murmurait;
--Courage, monsieur le comte... Il faut bien voir... Et puis, ce n'est peut-être rien, un simple évanouissement...
Grandier essayait de se tromper lui-même; il ne devinait que trop ce qui s'était passé derrière ce masque. Dans sa jeunesse, il avait été témoin d'un accident semblable. Brettecourt enleva enfin le masque avec des précautions infinies; et lorsqu'il vit l'oeil crevé, étalé tout sanguinolent sur les bords de l'orbite, il eut un tel cri de désespoir que tous les assistants en furent remués. Puis, se redressant brusquement, il s'élan?a vers une panoplie où étaient accrochées de vieilles armes, arracha une de ces épées courtes que portaient les Fran?ais au treizième siècle; et, la pla?ant contre sa poitrine, il se précipita, croyant tomber auprès de son ami...
Cet ami, c'était toute sa famille; il l'avait frappé à mort, il voulait partir avec lui...
Et sans doute, s'il n'y avait eu, dans la salle, un homme qui ne le perdait pas de vue, il serait mort, exhalant sa belle ame dans une dernière pensée de fidèle amitié. Cet homme était, justement, le baron de Vauchelles, dont Villepreux lui parlait tout à l'heure, et qui avait deviné ce qui se passait dans l'esprit de Brettecourt; et, lorsque celui-ci voulut se précipiter sur l'arme qu'il avait détachée de la panoplie, il se sentit saisi par deux bras minces, mais nerveux, vigoureux, enlevé et porté dans une salle voisine, tandis que la voix nette, mordante, de Vauchelles pronon?ait:
--Pas de bêtises, hein! Vous n'avez pas le droit de disposer de votre vie!
Vauchelles, en disant ces mots, n'avait cru prononcer qu'une de ces phrases banales qu'on lance un peu au hasard pour prévenir une catastrophe.
--C'est bien assez d'un malheur! ajouta-t-il.
En lui-même, Brettecourt murmura: ?Il a raison; _ma vie ne m'appartient plus_... Villepreux mort, c'est sa fiancée perdue dans la vie, abandonnée, son enfant sans père... Mon devoir est de le remplacer, d'être le père de cet enfant!? Puis, une nouvelle terreur le gla?a; sa présence d'esprit lui revenait peu à peu: son ami ne lui avait pas dit le nom de cette jeune fille; comment la trouverait-il, puisqu'elle-même ne connaissait son amant que sous un nom supposé? Il se redressa brusquement; son visage avait pris une expression résolue.
--Ne craignez rien, Vauchelles. J'ai eu tout à l'heure un moment de faiblesse; pardonnez-moi! J'aimais tant Villepreux! Mais j'aurai le courage de supporter mon malheur.
Il revint dans la salle d'armes et s'agenouilla devant le corps de son ami, le regardant d'un oeil hébété; et il se mit à pleurer lentement, enfantinement, avec des hoquets convulsifs qui, par moments, le secouaient tout entier.
Cependant, le vieux Grandier, aidé par quelques membres du cercle, donnait les premiers soins au marquis de Villepreux.
--Quel chagrin pour moi qui les aimais tant tous les deux! murmurait le ma?tre d'armes.
Vauchelles défaisait le plastron, tatait la poitrine.
--Il respire encore, dit-il à voix basse:
--Mais si peu, monsieur le baron!
--L'oeil est bien perdu.
--Ah! si ce n'était que l'oeil!
Et Grandier, d'un signe de tête, montra l'arme de Brettecourt; il n'était que trop facile de deviner à quelle profondeur elle avait pénétré dans le cerveau.
En attendant l'arrivée d'un médecin, qu'un domestique était allé chercher, les membres du cercle qui avaient assisté

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.