Le saucisson à pattes I | Page 9

Eugène Chavette
et un
nez exercé au suprême.
Il tendit donc l'oreille, dressa le nez et riposta:
--Qu'il y a ici, nonobstant, des gens qui bâfrent, car j'entends un bruit d'assiettes et je sens
un fumet de fricot.
Comme, des deux, il était l'homme d'initiative, il passa aussi la bride de son cheval à
Lambert, en disant:
--Bouge pas, vieux. Je vais piquer droit au ragoût.
Et, le nez en avant, narines béantes, il se dirigea vers une petite porte des communs
placée dans un angle de la cour. Quand il l'eut poussée, il vit au milieu d'une étroite salle
destinée au personnel de la maison, trois hommes attablés.
C'étaient le nouvel aubergiste Jupart et ses deux fils.
Il était raisonnable de supposer que le successeur de Doublet, en voyant sa maison
déserte pendant que ses concurrents abondaient de consommateurs, devait être occupé à
s'arracher les cheveux et à maudire le jour où il avait eu la fatale idée d'acheter la maison
maudite.
Il n'en était rien! absolument rien!
Assis, avec ses garçons, devant une table surchargée de mets à rassasier vingt hommes,
Jupart qui, quand Fichet ouvrit la porte, venait de vider son verre d'un seul trait, était en

train de dire d'une voix qui sonnait la plus parfaite satisfaction:
--Mille cartouches! pourvu, les camarades, que cette vie dure longtemps!!!
Au bruit des bottes du gendarme qui faisait son entrée dans la salle, il se retourna, et, à la
vue de l'arrivant, il s'écria:
--Tiens! c'est le flandrin de Fichet!
Fichet avait, de lui-même, une idée trop flatteuse pour tolérer qu'on plaisantât sur son
individu. À cette épithète de «flandrin» qui lui était octroyée, il se roidit, l'oeil rond, la
moustache hérissée, les coudes en dehors, et, d'une voix hargneuse, lâcha cette réplique:
--Que si vous vous fichez de moi, je vous prouverai bien le contraire!
Mais phrase, ton et pose n'alarmèrent nullement l'aubergiste Jupart qui, tout rieur, lui
montra les plats qui couvraient la table en disant:
--Puisque tu fais tant que d'ouvrir le bec, que ce soit au moins pour manger. Allons
prends une chaise et fais comme nous, graine de melon.
Graine de melon! Cette fois, vingt pots de moutarde montèrent au nez de Fichet.
Gendarme et aubergiste n'allaient pas être cousins, quand une sorte de coup de théâtre fit
tomber à plat la colère de Fichet. L'hôtelier, toujours en riant, venait de porter la main à
son abondante chevelure et, d'un tour de poignet, soulevant cette toison frisée qui n'était
autre qu'une perruque, il offrait au regard de Fichet une tête aux cheveux grisonnants,
coupés à l'ordonnance.
--Le brigadier Bondu! s'écria Fichet surpris.
--Oui, et regarde aussi ceux-là, dit l'aubergiste en désignant ses deux fils.
Le mot de «flandrin» dont il avait été salué à son entrée, avait fait que Fichet n'avait eu
d'yeux que pour celui qui le baptisait aussi désagréablement. Sur l'invitation qui lui était
faite, il tourna son regard sur les deux autres convives.
--Cachois et Potain! s'exclama-t-il en reconnaissant deux camarades.
Et, avant que Fichet, ahuri, pût demander une explication, Lambert, son compagnon, qui
venait de mettre les chevaux à l'écurie, entra dans la salle.
À la vue de l'arrivant, l'aubergiste, ou, pour mieux dire, le brigadier Bondu, partit d'un
éclat de rire et s'écria:
--Dire que, depuis six mois que le Bon-Repos s'est transformé en souricière, les deux
premiers qui nous arrivent sont deux gendarmes!
Le brigadier avançait la vérité.

Dans l'espérance de mettre la main sur quelques-uns des Chauffeurs qui étaient parvenus
à se soustraire par la fuite aux griffes de la justice, les autorités de Chartres, sur le conseil
du lieutenant Vasseur, avaient fait de l'auberge une souricière par une fausse vente au
soi-disant Jupart.
Or, comme pas un chat n'avait mis le pied dans l'établissement, Bondu et ses hommes,
n'ayant à relever aucun visage suspect, seraient morts d'ennui si, dans la cave bien garnie,
et l'amoncellement des provisions fait par Doublet, ils n'avaient trouvé le moyen de tuer
le temps à table... et, dame! ils le tuaient consciencieusement.
--Non, depuis qu'on a empoigné Doublet, pas un gredin de ses complices n'a montré son
nez ici, appuya Bondu en terminant le récit de sa mission à Fichet et à Lambert qui
avaient écouté tout en jouant de la fourchette et du verre.
--Heu! heu! moi, je n'en jurerais pas! lâcha Lambert entre deux bouchées.
--Tu crois que quelques chenapans sont entrés ici sans que nous ne les ayons aperçus à
temps? Qu'est-ce qui te fait dire cela, gros malin? demanda le brigadier d'un ton froissé.
--Il en est entré au moins un, insista Lambert.
Et après avoir vidé son verre, il ajouta:
--Quand ce ne serait que celui qui, pendant la nuit, est venu empoisonner le cheval de
Doublet, dont on devait se servir le lendemain pour découvrir l'endroit où l'aubergiste
transportait
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