Le roman dun enfant | Page 9

Pierre Loti
je ne rencontrerai m��me plus gu��re son image vivante dans le cours de ces notes, je vais ouvrir ici une parenth��se pour elle.
Il para?t que jadis, au milieu de toute sorte d'��preuves, elle avait ��t�� une vaillante et admirable m��re. Apr��s des revers comme on en ��prouvait en ces temps-l��, ayant perdu son mari tout jeune �� la bataille de Trafalgar, et ensuite son fils a?n�� au naufrage de la M��duse, elle s'��tait mise r��solument �� travailler pour ��lever son second fils--mon p��re--jusqu'au moment o��, lui, avait pu en ��change l'entourer de soins et de bien-��tre. Vers ses quatre-vingts ans (qui n'��taient pas loin de sonner quand je vins au monde) l'enfance s��nile avait tout �� coup terrass�� son intelligence; je ne l'ai donc gu��re connue qu'ainsi, les id��es perdues, l'ame absente. Elle s'arr��tait longuement devant certaine glace, pour causer, sur le ton le plus aimable, avec son propre reflet qu'elle appelait ?ma bonne voisine?, ou ?mon cher voisin?. Mais sa folie consistait surtout �� chanter avec une exaltation excessive, la Marseillaise, la Parisienne, le Chant du D��part, tous les grands hymnes de transition qui, au temps de sa jeunesse, avaient passionn�� la France; cependant elle avait ��t�� tr��s calme, �� ces ��poques agit��es, ne s'occupant que de son int��rieur et de son fils,--et on trouvait d'autant plus singulier cet ��cho tardif des grandes tourmentes d'alors, ��veill�� au fond de sa t��te a l'heure o�� s'accomplissait pour elle le noir myst��re de la d��sorganisation finale. Je m'amusais beaucoup �� l'��couter; souvent j'en riais,--bien que sans moquerie irr��v��rencieuse,--et jamais, elle ne me faisait peur, parce qu'elle ��tait rest��e absolument jolie: des traits fins et r��guliers, le regard bien doux, de magnifiques cheveux �� peine blancs, et, aux joues, ces d��licates couleurs de rose s��ch��e que les vieillards de sa g��n��ration avaient souvent le privil��ge de conserver. Je ne sais quoi de modeste, de discret, de candidement honn��te ��tait dans toute sa petite personne encore gracieuse, que je revois le plus souvent envelopp��e d'un chale de cachemire rouge et coiff��e d'un bonnet de l'ancien temps �� grandes coques de ruban vert.
Sa chambre, o�� j'aimais venir jouer parce qu'il y avait de l'espace et qu'il y faisait soleil toute l'ann��e, ��tait d'une simplicit�� de presbyt��re campagnard: des meubles du Directoire en noyer cir��, le grand lit drap�� d'une ��paisse cotonnade rouge; des murs peints �� l'ocre jaune, auxquels ��taient accroch��es, dans des cadres d'or terni, des aquarelles repr��sentant des vases et des bouquets. De tr��s bonne heure, je me rendais compte de tout ce que cette chambre avait d'humble et d'ancien dans son arrangement; je me disais m��me que la bonne vieille a?eule aux chansons devait ��tre beaucoup moins riche que mon autre grand'm��re, plus jeune d'une vingtaine d'ann��es et toujours v��tue de noir, qui m'imposait bien davantage...
�� pr��sent, je reviens �� mes deux compositions au crayon, les premi��res assur��ment que j'aie jamais jet��es sur le papier: ces deux canards, occupant des situations sociales si diff��rentes.
Pour le Canard heureux j'avais repr��sent��, dans le fond du tableau, une maisonnette et, pr��s de l'animal lui-m��me, une grosse bonne femme qui l'appelait pour lui donner �� manger.
Le Canard malheureux, au contraire, nageait seul, abandonn�� sur une sorte de mer brumeuse que figuraient deux ou trois traits parall��les, et, dans le lointain, on apercevait les contours d'un morne rivage. Le papier mince, feuillet arrach�� �� quelque livre, ��tait imprim�� au revers, et les lettres, les lignes transparaissaient en taches grisatres qui subitement produisirent �� mes yeux l'impression des nuages du ciel; alors ce petit dessin, plus informe qu'un barbouillage d'��colier sur un mur de classe, se compl��ta ��trangement de ces taches du fond, prit tout �� coup pour moi une effrayante profondeur; le cr��puscule aidant, il s'agrandit comme une vision, se creusa au loin comme les surfaces pales de la mer. J'��tais ��pouvant�� de mon oeuvre, y d��couvrant des choses que je n'y avais certainement pas mises et qui d'ailleurs devaient m'��tre �� peine connues.--?Oh! disais-je avec exaltation, la voix toute chang��e, �� mon petit camarade qui ne comprenait pas du tout, oh! vois-tu... je ne peux pas le regarder!? Je le cachais sous mes doigts, ce dessin, mais j'y revenais toujours. Et le regardais si attentivement au contraire, qu'aujourd'hui, apr��s tant d'ann��es, je le revois encore tel qu'il m'apparut l��, transfigur��: une lueur tra?nait sur l'horizon de cette mer si gauchement esquiss��e, le reste du ciel ��tait charg�� de pluie, et cela me semblait ��tre un soir d'hiver par grand vent; le canard malheureux, seul, loin de sa famille et de ses amis, se dirigeait (sans doute pour s'y abriter pendant la nuit), vers, ce rivage brumeux l��-bas, sur lequel pesait la plus d��sol��e tristesse... Et certainement, pendant une minute furtive, j'eus la prescience compl��te de ces serrements de coeur que je devais conna?tre plus tard
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