Le roman de la rose | Page 9

G. de Lorris
_gai, aimant, beau, riche, généreux, franc, courtois, jeune_ et _désoeuvré_. Nul, par contre, n'y saurait [p. XXXIV] pénétrer s'il est _haineux, félon, vilain, convoiteux, avare, envieux, triste, vieux_ ou _misérable_. Ceux-là ne savent pas ce que c'est que d'aimer, et personne non plus ne les aime.
Le _désoeuvrement_ nous ouvre la porte, c'est-à-dire nous pousse au plaisir, et, comme vous le verrez, pour go?ter réellement l'amour, il faut avoir beaucoup de temps à soi. Quand l'_Amant_ dit qu'il choisit _Oyseuse_ pour sa danseuse, il fait comprendre qu'il se jeta dans les plaisirs tout d'abord pour y chercher simplement des distractions. Enfin, comme la femme est avant tout un être aimable et _courtois_, nous nous sentons irrésistiblement attirés vers elle.
Voilà donc notre _Amant_ emporté dans le tourbillon des plaisirs.
CHAPITRES X A XII.
Les danses terminées, chacun se disperse pour go?ter le repos sous les frais ombrages. L'_Amant_, une fois calmé, s'y enfonce et arrive près d'une splendide fontaine qui coule dans un beau bassin. C'est la fontaine de _Narcisse_. Au fond est un miroir magique. Malheur à qui jette les yeux sur ce fatal miroir! En ce paradis terrestre, tout est séduisant, et le miroir est si bien disposé qu'il reflète jusqu'au moindre objet, si modeste et si bien caché qu'il soit. Une inscription est gravée sur la pierre qui borde le bassin: _Ici le beau Narcisse est mort_. Cette inscription rappelle à notre _Amant_ la fin terrible du malheureux et l'épouvante. Son premier mouvement est de s'enfuir; mais il se rassure et se dit que _Narcisse_ n'était qu'un égo?ste et qu'un sot, et que, somme toute, il se sent assez fort pour ne pas [p. XXXV] tomber dans de pareils excès. Puis la curiosité, l'envie de conna?tre le poussant, il y jette un regard furtif. Mais, hélas! il est aussit?t saisi d'étonnement et d'admiration. Fascinée, sa vue ne peut plus se détacher du fatal miroir et surtout d'un magnifique buisson de _Roses_ qui s'y reflète. Il y court aussit?t; le parfum suave le pénètre jusqu'aux entrailles, et timide, tremblant d'être blamé, il n'ose y porter la main, car il craint d'irriter le ma?tre de ce beau jardin. Heureux, s'écrie-t-il, celui qui pourrait seulement cueillir une _Rose_, n'importe laquelle, mais je donnerais tout pour en posséder une couronne! Or, entre toutes, il en choisit une, la plus belle, un bouton tout fra?chement éclos. Mais las! une épaisse haie, barrière infranchissable de ronces et d'épines, le sépare de la _Rose_.
GLOSE.
Le tourbillon des plaisirs enivre l'_Amant_, et pendant quelque temps il ne songe qu'à voir, admirer et se divertir. Mais, une fois le premier étourdissement passé, il rentre en lui-même, observe tout ce qui l'entoure; il veut savoir, il veut tout conna?tre. A force de voir et d'admirer, chemin faisant, il arrive à la fontaine de _Narcisse_. Le miroir magique, ce sont les illusions. La jeunesse ne saurait s'y soustraire. En vain les conseils, l'instruction, la sagesse et la raison nous mettent en garde contre elles; tous nous les voulons braver, et tous nous nous y laissons prendre. Notre _Amant_ y succombe; il jette les yeux sur le miroir, et le voilà soudain affolé. Ce qui l'attire surtout, au milieu des splendeurs de la nature, c'est la _Beauté_, ce sont les charmes de la [p. XXXVI] femme et ce parfum exquis de délicatesse et de sensibilité qui s'exhale autour d'elle. D'abord il les embrasse toutes dans un amour sans bornes, toutes il voudrait les posséder; mais il finit par en remarquer une, la plus belle, et que seule il désire. C'est toujours la femme aimée qui est la plus belle; puis comme les difficultés ne font qu'accro?tre nos ardeurs et que les plaisirs faciles sont ceux qui nous séduisent le moins, c'est justement la _Rose_ la plus difficile à cueillir que notre _Amant_ préfère à toutes les autres. Transporté d'admiration, timide, muet, il se contente d'admirer en silence l'objet tant désiré, il n'ose lui déclarer ses transports, _de peur du repentir_, car il craint de l'irriter; et puis, comment vaincre tous les obstacles qui les séparent?
CHAPITRES XIII A XVI.
L'_Amant_ contemple immobile le buisson de roses. Cependant, depuis qu'il a quitté les danses, _Dieu d'Amours_ l'a suivi pas à pas et profite de l'extase où il est plongé pour le frapper de ses flèches. La première qu'il lance est _Beauté_, la seconde _Simplesse_. Cet deux flèches entrent par l'oeil et pénètrent jusqu'au coeur. La troisième est _Courtoisie_, la quatrième _Franchise_, la cinquième _Compagnie_, la sixième _Beau-Semblant_. Ces quatre dernières volent droit au but.
A chaque blessure, l'_Amant_ veut arracher la flèche qui l'a frappé; mais chaque fois le f?t lui reste entre les mains et le dard dans la plaie. _Dieu d'Amours_, voyant l'_Amant_ épuisé, pantelant, se précipite et le somme de se rendre. Celui-ci, vaincu, voyant toute résistance inutile, se rend et fait hommage [p. XXXVII]
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