cette prose
était pâle auprès de l'adorable langage de Guillaume! Comment rendre
la simplicité, la grâce et la naïveté du romancier, la richesse et
l'harmonie si douce de sa vieille langue romane, autrement que dans le
rhythme gracieux choisi par lui? Malgré nous, nous en vînmes à
rimailler ce songe délicieux et à traduire l'oeuvre entière en vers
modernes, mais en serrant le texte du plus près qu'il nous fût possible,
laissant subsister toutefois les vieux mots assez compréhensibles à la
masse des lecteurs pour n'en pas [p. XII] rendre la lecture fatigante et
insipide, et pour lui conserver comme un parfum de sa saveur
primitive.
Pour Guillaume de Lorris, la tâche était relativement facile, et, nous
l'espérons du moins, nous avons pu conserver à notre traduction un
reflet de la poésie originale. Mais pour Jehan de Meung, ce fut autre
chose. En effet, Jehan de Meung n'est pas un poète. La grâce et
l'élégance sont le moindre de ses soucis, et bien qu'il soit fécond à
l'excès, son style n'en est pas moins le plus souvent d'une concision
désespérante. Dans ses longues dissertations philosophiques, dans ses
hors-d'oeuvre scientifiques, chaque mot a sa valeur propre, et nous nous
sommes bien des fois heurté à des expressions à peu près intraduisibles.
Aussi fûmes-nous constamment obligé de sacrifier l'élégance à la
fidélité. Il faut l'avouer aussi, Jehan de Meung a semé son poème de
périodes interminables, que les inversions par trop forcées et les
phrases accessoires qui viennent se jeter au travers de l'idée principale
rendent souvent lourdes et fatigantes, et quelquefois obscures. Nous
avons tenu, autant que possible, à conserver à l'auteur jusqu'à ses
défauts; malheureusement, nous l'en avons gratiné de bien d'autres!
Quoi qu'il en soit, le _Roman de la Rose_, le livre de Jehan de Meung
surtout, est un des vieux monuments de notre langue que doivent lire
tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de notre pays, ne fût-ce que pour
se rendre compte des progrès accomplis depuis six cents ans dans
toutes les matières que traite cette immense encyclopédie.
Tout le monde aujourd'hui peut donc étudier ce beau poème, et si la
traduction est demeurée bien au-dessous de l'original, nous espérons du
moins [p. XIII] que le lecteur nous saura gré de nos efforts pour la
jouissance qu'il goûtera, et c'est le seul but que nous désirions atteindre.
En lui faisant aimer nos vieux poètes Orléanais, nous lui ferons
peut-être oublier notre insuffisance, et, comme l'Amant, nous serons
bien payé de nos peines.
Le savant pourra étudier le poète dans son naïf et primitif langage, le
curieux dans la traduction; et s'ils rencontrent quelques expressions qui
leur semblent mal choisies, quelques mots malsonnants, quelques vers
mal tournés, avant de condamner le traducteur, qu'ils daignent d'abord
jeter les yeux sur l'original, puis songer à ce travail immense, et cette
pensée leur inspirera peut-être un peu d'indulgence.
Le _Roman de la Rose_ est un roman allégorique, et non pas un roman
où l'abus exagéré de l'allégorie nuit à la marche de l'action, comme
nous le lisons dans nombre d'études sur ce poème et l'entendons répéter
par une foule de gens qui prétendent l'avoir étudié, sans pour cela le
connaître le moins du monde.
Le drame tout entier et tous les personnages sans exception sont
allégoriques. Il est donc temps de faire justice, une fois pour toutes, de
ce reproche, qui ne repose absolument sur rien. C'est comme si l'on
reprochait à un poète, chantant la guerre des dieux par exemple, l'abus
du merveilleux. A l'époque où parut l'oeuvre dont nous allons
commencer l'analyse, c'était en plein moyen âge, c'est-à-dire au plus
beau temps des troubadours, jongleurs et ménestrels. L'idylle
charmante de Guillaume, ce délicieux [P. XIV] roman de moeurs,
inaugura un genre nouveau, et quoique cette oeuvre fût restée
inachevée, elle jouissait encore, un demi-siècle plus tard, d'une telle
renommée, que Jehan de Meung crut devoir la terminer et, par l'étendue
qu'il lui donna, en quelque sorte se l'approprier.
Que dans les siècles suivants ce genre si gracieux se soit démodé au
point de devenir insipide, c'est peut-être ce qui expliquerait, malgré les
efforts de Clément Marot pour en rendre la lecture plus facile, l'oubli
profond dans lequel ce poème est tombé.
Mais aujourd'hui où les études se portent avec tant d'ardeur sur notre
vieille littérature, aujourd'hui où nous voilà retombés dans ces romans
d'aventures (moins le merveilleux) que le _Roman de la Rose_
démodait alors, il aura certainement, pour nombre de lecteurs, comme
un regain de nouveauté à six siècles de distance.
Cette édition laissera cependant une lacune. M. Herluison avait un
moment espéré faire une édition absolument complète et qui fût, si je
puis m'exprimer ainsi, le dernier mot sur cette oeuvre dont l'Orléanais
est si fier. Il avait cru pouvoir publier une nouvelle collation du texte
primitif,
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