Le roman de la rose | Page 8

Guillaume de Lorris-Jean de Meung
grand'
honte et grand dommage.
Ne l'y laisse pas davantage;
Trop sont à
grand méchief livrés
Coeurs qui d'Amour sont enivrés.
En cette
dolente liesse
N'use pas toute ta jeunesse;
Quand perdu tout ton
temps auras
Trop tard, hélas! tu le verras.
Si tu peux encore assez
vivre
Pour que d'Amour Dieu te délivre,
Le temps perdu tu
pleureras,
Mais recouvrer ne le pourras.
Heureux encor si ne
trépasses,
Car en l'amour où tu t'enlaces
Maint y perdit l'âme et le
coeur,
Ses biens, l'existence et l'honneur.
L'Amant.
Ainsi, longtemps Raison me prêche;
Mais Amour est là qui
m'empêche
D'en tirer le moindre profit.
Pourtant tout ce qu'elle me
dit
Attentif mot à mot j'écoute;
Mais Amour si bien me déroute,

Que tout il chasse mon penser,
Puisqu'il a droit partout chasser,
Et
retient mon coeur sous son aile.
Hors ma tête avec une pelle,
[p. 40]
Quant au sermon séant m'aguete, 4877
Par une des oreilles giete

Quanque Raison en l'autre boute,
Si qu'ele i pert sa poine toute,
Et
m'emple de corrous et d'ire:
Lors li pris cum iriés à dire:
Dame, bien
me volés traïr,
Dois-je donques les gens haïr?
Donc harré-ge toutes
personnes,
Puis qu'amors ne sunt mie bonnes;
jamès n'amerai
d'amors fines

Ains vivrai tous jors en haïnes:
Lors si serai mortel
pechierres,
Voire par Diex pires que lierres.
A ce ne puis-ge pas
faillir,
Par l'ung me convient-il saillir:
Ou amerai, ou ge herrai,

Mès espoir que ge comperrai
Plus la haïne au derrenier,
Tout ne
vaille Amors ung denier.
Bon conseil m'avés or donné,
Qui tous
jors m'avés sermonné
Que ge doie d'Amors recroire;
Or est fox qui
ne vous vuet croire.
Si m'avés-vous ramentéuë
Une autre amor

descongnéuë,
Que ge ne vous oi pas blasmer,
Dont gens se puéent
entr'amer:
Se la me vouliés defenir,
Pour fol me porroie tenir
Se
volentiers ne l'escoutoie,
Savoir au mains se ge porroie
Les natures
d'Amors aprendre,
S'il vous i plaisoit à entendre.
[p. 41]
Quand le sermon suis écoutant, 4891
Par une oreille il va jetant
Ce
que Raison en l'autre boute,
Tant qu'elle perd sa peine toute
Et
m'emplit d'ire et de courroux.
Lors irrité: Me voulez-vous,
Dame,
lui dis-je, par malice
Trahir? Faut-il que je haïsse
Tout le monde,
parce qu'Amour
Me fut cruel jusqu'à ce jour,
Jamais n'aime d'amour
sereine
Et ne vive que pour la haine?
Je serais un mortel pécheur,

Oui, par Dieu! pire qu'un voleur!
Ainsi donc il faut que je sorte
Ou
par l'une ou par l'autre porte:
Je dois haïr ou j'aimerai.
Mais,
sachez-le, je n'essaierai
De la haine que la dernière,
Malgré
qu'Amour ne vaille guère.
Un bon conseil m'avez donné
Pourtant,
car m'avez sermonné
Que toujours d'Amour me méfie;
Or fol en
vous qui ne se fie.
Mais ne m'avez-vous pas parlé
D'une autre
amour, il m'a semblé,
Amour permise, pure et sainte
Et qu'on peut
partager sans crainte?
Si vous voulez la définir.
Pour fol il me
faudra tenir,
Si tout au long ne vous écoute.
Ainsi je connaîtrai sans
doute,
S'il vous plaît mon esprit former,

Toutes les manières
d'aimer.
[p. 42]
Raison.
Certes, biaus amis, fox es-tu, 4911
Quant tu ne prises ung festu
Ce
que por ton preu te sermon;
S'en voil encor faire ung sermon;
Car
de tout mon pooir sui preste
D'acomplir ta bonne requeste;
Mais ne
sai s'il te vaudra guieres.
Amors sunt de plusors manieres,
Sans cele
qui si t'a mué,
Et de ton droit sens remué:
De male hore fus ses

acointes,
Por Diex, gar que plus ne l'acointes.
Amitié est nommée
l'une:
C'est bonne volenté commune
De gens entr'eus sans
descordance,
Selon la Diex benivoillance,
Et soit entr'eus
communité
De tous lors biens en charité;
Si que par nule entencion

Ne puisse avoir excepcion.
Ne soit l'ung d'aidier l'autre lent,
Cum
hons fers, saiges et celent,
Et loiaus; car riens ne vaudroit
Le sens
où loiauté faudroit.
Que l'ung quanqu'il ose penser
Puisse à son ami
récenser,
Cum à soi seul séurement,
Sans soupeçon d'encusement.

Tiex mors avoir doivent et seulent
Qui parfetement amer veulent;

Ne puet estre homs si amiables,
S'il n'est si fers et si estables,
[p. 43]
Raison.
Certe, ami, comme un fol travaille 4925
Celui qui ne prise une paille

Pour son bien ce que dit Raison.
Écoute encor cette leçon,
Car de
tout mon pouvoir suis prête
De faire droit à ta requête;
Tâche d'en
faire ton profit.
Amours sont, comme je t'ai dit,
Nombreuses en
dehors de celle
Qui si bien troubla ta cervelle
Et fut cause de ton
malheur.
Pour Dieu, délivres-en ton coeur!
Amitié je nommerai
l'une:
C'est bonne volonté commune
De deux coeurs, douce aménité,

Reflet de la dive bonté,
Communauté constante et sûre
Des biens,
quelque soit leur nature,
Sans que par nulle intention
N'y puisse
avoir exception.
Chacun se doit prompte assistance,
Discrétion et
confiance
Et loyauté. Rien ne vaudrait
Amour, si loyauté manquait.

Dans une douce confidence
Un ami doit tout ce qu'il pense
A son
ami pouvoir conter,
Et sans trahison redouter.
Telle est de l'amour
véritable
La loi certaine et immuable.
Le coeur d'un véritable ami

Est si constant et raffermi
[p.44]
Que por fortune ne se mueve, 4943
Si qu'en ung point tous jors se

trueve
Ou riche, ou povre, ses amis
Qui tout en li son cuer a mis:

Et s'a povreté le voit tendre,
Il ne doit mie tant atendre
Que cil
s'aide li requiere;
Car bonté faite par priere
Est trop malement chier
venduë
A cuers qui sunt de grant valuë.

XXXV
Ci est le Souffreteux devant
Son vray Ami, en requerant
Qu'il luy
vueille aider au besoing,
Son avoir lui mettant au poing.
Moult a vaillans homs grant vergoigne,
Quant il requiert que l'en li
doingne;
Moult i pense, moult se soussie,
Moult a
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