Le renard | Page 4

Johann Wolfgang von Goethe
paix aux
animaux et aux oiseaux. Il m'apprit qu'il était devenu un ermite, et qu'il
avait fait voeu d'expier des péchés dont il confessait l'énormité.
Personne ne devait donc plus se défier de lui; il avait promis devant
Dieu de ne plus manger de viande. Il me fit examiner son froc, toucher
son scapulaire. Il me montra, de plus, un certificat donné par le prieur,
et, pour m'inspirer plus de confiance encore, la haire qu'il portait sous
son froc. Puis il partit en disant: «Que la bénédiction du ciel soit avec
vous! il me reste encore beaucoup à faire aujourd'hui; j'ai encore à lire
None et Vêpres.» Il lisait en marchant. Mais il ne pensait qu'au mal: il
méditait notre perte. Le coeur joyeux, j'allai bien vite raconter à mes
enfants la bonne nouvelle que contenait votre lettre; ils se réjouirent
tous. Puisque Reineke était devenu ermite, nous n'avions plus de soucis,
plus de crainte. Je sortis avec eux de l'autre côté du mur. Nous
jouissions tous de notre liberté. Mais bien mal nous en prît. Reineke
était tapi en embuscade dans un buisson; il en sort d'un bond et nous

barre la porte; il saute sur le plus beau de mes fils et l'emporte avec lui,
et, une fois qu'il en eut tâté, il n'y eut plus rien à faire; à toute heure, le
jour, la nuit, il renouvela ses tentatives, et ni chiens ni chasseurs ne
purent nous préserver de ses ruses. C'est ainsi qu'il m'enleva presque
tous mes enfants. De plus de vingt, il m'en reste cinq; il m'a pris tous
les autres. Oh! prenez pitié de ma douleur amère! hier encore, il m'a tué
ma fille; les chiens ont sauvé son cadavre. Regardez, la voilà! c'est lui
qui a fait le crime. Que ce spectacle vous touche le coeur!»
Alors le roi dit: «Approche, Grimbert, et regarde. Voilà donc comment
l'ermite pratique le jeûne et comme il fait pénitence! Si je vis encore
une année, je promets qu'il s'en repentira! Mais à quoi servent les
paroles? Écoutez, malheureux Henning! Votre fille recevra tous les
honneurs qui sont dus aux morts. Je lui ferai chanter Vigile et la ferai
ensevelir en grande pompe: puis nous discuterons avec ces seigneurs le
châtiment que mérite le meurtrier.»
Alors le roi ordonna de chanter Vigile. Le même peuple entonna:
_Domino placebo_. On en chanta tous les versets. Je pourrais vous
raconter qui a chanté la Leçon et qui les Réponses; mais cela durerait
trop longtemps et nous nous en tiendrons là. Le corps fut déposé dans
un tombeau; l'on éleva dessus un beau marbre, poli comme du verre,
taillé à quatre faces en pyramide, et l'on pouvait y lire en grosses lettres:
«Gratte-Pied, fille de Henning le coq, la meilleure des poules
couveuses: personne ne sut mieux pondre et gratter plus habilement la
terre. Hélas! elle repose ci-dessous. Le meurtrier Reineke l'a ravie à la
tendresse des siens. Que tout le monde apprenne sa perfidie et sa
méchanceté et pleure le sort de la défunte.»--Telle était son épitaphe.
Après la cérémonie, le roi convoqua les plus sages pour tenir conseil
avec eux sur le moyen de punir le méfait dont on leur avait mis des
preuves si claires devant les yeux. Ils décidèrent qu'il fallait envoyer un
messager au rusé criminel, et que sous peine de vie il eût à comparaître
à la cour du roi le premier dimanche qu'elle se rassemblerait; on
nomma pour messager Brun l'ours. Le roi dit à l'ours: «Votre roi vous
recommande d'accomplir votre message diligemment. Mais soyez
prudent; car Reineke est faux et malin. Il n'est sorte de ruse qu'il

n'emploiera. Il vous flattera, il vous mentira; pour vous duper, tout lui
sera bon.--Oh! pas du tout, répliqua l'ours avec assurance, soyez
tranquille! Si jamais il a l'impudence de tenter rien de pareil avec moi,
je jure de par Dieu que je le lui ferai payer si cher, qu'il n'aura garde de
ne pas venir!»

DEUXIÈME CHANT.
C'est ainsi que Brun l'ours s'en alla fièrement à la recherche de Reineke.
Il rencontra d'abord un désert sablonneux qui n'en finissait pas. Quand
il l'eut traversé, il arriva dans les montagnes où Reineke avait coutume
de chasser; la veille encore, il s'y était livré à ce divertissement. Mais il
lui fallut aller jusqu'à Malpertuis, résidence magnifique de Reineke. De
tous les châteaux, de toutes les forteresses qui lui appartenaient.
Malpertuis était le plus sûr donjon. Reineke s'y retirait aussitôt qu'il
avait à craindre quelque attaque. Brun monta au château et trouva la
porte d'entrée fermée à triples verrous. Il se recula un peu et se prit à
réfléchir; enfin, il se mit à crier: «Mon neveu, êtes-vous à la maison?
C'est Brun l'ours qui vient comme messager du roi. Car le roi a donné
sa parole de
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