les gendarmes dont les peuples du continent sont encore
encombrés. Néanmoins ce haut rang a l'inconvénient de toutes les
positions officielles; il produit un jargon, des préjugés, une intolérance
et des courtisans. Voici tout près de nous le pauvre M. Max Millier qui,
pour acclimater ici les études sanscrites, a été forcé de découvrir dans
les Védas l'adoration d'un dieu moral, c'est-à-dire la religion de Paley et
d'Addison. Il y a quinze jours, à Londres, je lisais une proclamation de
la reine qui défend aux gens de jouer aux cartes, même chez eux, le
dimanche. Il paraît que, si j'étais volé, je ne pourrais appeler mon
voleur en justice sans prêter le serment théologique préalable; sinon, on
a vu le juge renvoyer le plaignant, lui refuser justice et l'injurier
par-dessus le marché. Chaque année, quand nous lisons dans vos
journaux le discours de la couronne, nous y trouvons la mention
obligée de la divine Providence; cette mention arrive mécaniquement,
comme l'apostrophe aux dieux immortels à la quatrième page d'un
discours de rhétorique, et vous savez qu'un jour la période pieuse ayant
été omise, on fit tout exprès une seconde communication au parlement
pour l'insérer. Toutes ces tracasseries et toutes ces pédanteries
indiquent à mon gré une monarchie céleste; naturellement celle-ci
ressemble à toutes les autres: je veux dire qu'elle s'appuie plus
volontiers sur la tradition et sur l'habitude que sur l'examen et la raison.
Jamais monarchie n'invita les gens à vérifier ses titres. Comme
d'ailleurs la vôtre est utile, voulue et morale, elle ne vous révolte pas;
vous lui restez soumis sans difficulté, vous lui êtes attachés de coeur;
vous craindriez, en la touchant, d'ébranler la constitution et la morale.
Vous la laissez au plus haut des cieux parmi les hommages publics;
vous vous repliez, vous vous réduisez aux questions de fait, aux
dissections menues, aux opérations de laboratoire. Vous allez cueillir
des plantes et ramasser des coquilles. La science se trouve décapitée;
mais tout est pour le mieux, car la vie pratique s'améliore, et le dogme
reste intact.
III
--Vous êtes bien Français, me dit-il; vous enjambez les faits, et vous
voilà de prime saut installé dans une théorie. Sachez qu'il y a chez nous
des penseurs, et pas bien loin d'ici, à Christ-Church par exemple. L'un
d'eux, professeur de grec, a parlé si profondément de l'inspiration, de la
création et des causes finales, qu'on l'a disgracié. Regardez ce petit
recueil tout nouveau, Essays and Reviews; vos libertés philosophiques
du dernier siècle, les conclusions récentes de la géologie et de la
cosmogonie, les hardiesses de l'exégèse allemande y sont en raccourci.
Plusieurs choses y manquent, entre autres les polissonneries de Voltaire,
le jargon nébuleux d'outre-Rhin et la grossièreté prosaïque de M.
Comte; à mon gré, la perle est petite. Attendez vingt ans, vous
trouverez à Londres les idées de Paris et de Berlin.--Mais ce seront les
idées de Paris et de Berlin. Qu'avez-vous d'original?--Stuart
Mill.--Qu'est-ce que Stuart Mill?--Un politique. Son petit écrit On
liberty; est aussi bon que le Contrat social de votre Rousseau est
mauvais.--C'est beaucoup dire.--Non, car Mill conclut aussi fortement à
l'indépendance de l'individu que Rousseau au despotisme de
l'État.--Soit, mais il n'y a pas là de quoi faire un philosophe. Qu'est-ce
encore que votre Stuart Mill?--Un économiste qui va au delà de sa
science et qui subordonne la production à l'homme, au lieu de
subordonner l'homme à la production.--Soit, mais il n'y a pas là non
plus de quoi faire un philosophe. Y a-t-il encore autre chose dans votre
Stuart Mill?--Un logicien.--Bien; mais de quelle école?--De la sienne.
Je vous ai dit qu'il est original.--Est-il hégélien?--Oh! pas du tout; il
aime trop les faits et les preuves.--Suit-il Port-Royal?--Encore moins;
lisait trop bien les sciences modernes.--Imite--t--il Condillac? --Non
certes: Condillac n'enseigne qu'à bien écrire.--Alors quels sont ses
amis?--Locke et M. Comte au premier rang, ensuite Hume et
Newton.--Est-ce un systématique, un réformateur spéculatif?--Il a trop
d'esprit pour cela: il ne fait qu'ordonner les meilleures théories et
expliquer les meilleures pratiques. Il ne se pose pas majestueusement
en restaurateur de la science; il ne déclare pas, comme vos Allemands,
que son livre va ouvrir une nouvelle ère au genre humain. Il marche pas
à pas, un peu lentement, et souvent terre à terre, à travers une multitude
d'exemples. Il excelle à préciser une idée, à démêler un principe, à le
retrouver sous une foule de cas différents, à réfuter, à distinguer, à
argumenter. Il a la finesse, la patience, la méthode et la sagacité d'un
légiste.--Très-bien, voilà que vous me donnez raison d'avance: légiste,
parent de Locke, de Newton, de Comte et de Hume, nous n'avons là
que de la philosophie anglaise; mais il n'importe. A-t-il atteint une
grande conception d'ensemble?--Oui.--A-t-il une idée personnelle et
complète de la nature et de l'esprit?--Oui.--A-t-il rassemblé les
opérations et les découvertes de
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