Le petit chose | Page 7

Alphonse Daudet

Chacun de nous avait dans une petite armoire un fourniment complet
d'ecclésiastique: une soutane noire avec une longue queue, une aube, un
surplis à grandes manches roides d'empois, des bas de soie noire, deux
calottes, l'une en drap, l'autre en velours, des rabats bordés de petites
perles blanches, tout ce qu'il fallait.
Il paraît que ce costume m'allait très bien:
«Il est à croquer là-dessous», disait Mme Eyssette. Malheureusement
j'étais très petit, et cela me désespérait. Figurez-vous que, même en me
haussant, je ne montais guère plus haut que les bas blancs de M.
Caduffe, notre suisse, et puis si frêle! Une fois, à la messe, en
changeant les Évangiles de place, le gros livre était si lourd qu'il
m'entraîna. Je tombai de tout mon long sur les marches de l'autel. Le
pupitre fut brisé, le service interrompu. C'était un jour de Pentecôte.
Quel scandale!... A part ces légers inconvénients de ma petite taille,
j'étais très content de mon sort, et souvent le soir, en nous couchant,
Jacques et moi, nous nous disions: «En somme, c'est très amusant la
manécanterie.» Par malheur, nous n'y restâmes pas longtemps. Un ami

de la famille, recteur d'université dans le Midi, écrivit un jour à mon
père que s'il voulait une bourse d'externe au collège de Lyon pour un de
ses fils, on pourrait lui en avoir une.
«Ce sera pour Daniel, dit M. Eyssette.
--Et Jacques? dit ma mère.
--Oh! Jacques! je le garde avec moi; il me sera très utile. D'ailleurs, je
m'aperçois qu'il a du goût pour le commerce. Nous en ferons un
négociant.»
De bonne foi, je ne sais comment, M. Eyssette avait pu s'apercevoir que
Jacques avait du goût pour le commerce. En ce temps-là, le pauvre
garçon n'avait du goût que pour les larmes, et si on l'avait consulté....
Mais on ne le consulta pas, ni moi non plus.
Ce qui me frappa d'abord, à mon arrivée au collège, c'est que j'étais le
seul avec une blouse. A Lyon, les fils de riches ne portent pas de
blouses; il n'y a que les enfants de la rue, les gones comme on dit. Moi,
j'en avais une, une petite blouse, j'avais l'air d'un gone.... Quand j'entrai
dans la classe; les élèves ricanèrent. On disait: «Tiens! il a une blouse!»
Le professeur fit la grimace et tout de suite me prit en aversion. Depuis
lors, quand il me parla, ce fut toujours du bout des lèvres, d'un air
méprisant. Jamais il ne m'appela par mon nom; il disait toujours: «Hé!
vous, là-bas, le petit Chose!» Je lui avais dit pourtant plus de vingt fois
que je m'appelais Daniel Ey-sset-te.... A la fin, mes camarades me
surnommèrent «le petit Chose», et le surnom me resta....
Ce n'était pas seulement ma blouse qui me distinguait des autres
enfants. Les autres avaient de beaux cartables en cuir jaune, des
encriers de buis qui sentaient bon, des cahiers cartonnés, des livres
neufs avec beaucoup de notes dans le bas; moi, mes livres étaient de
vieux bouquins achetés sur les quais, moisis, fanés, sentant le rance; les
couvertures étaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait des
pages. Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec du gros
carton et de la colle forte; mais il mettait toujours trop de colle, et cela
puait. Il m'avait fait aussi un cartable avec une infinité de poches, très

commode, mais toujours trop de colle. Le besoin de coller et de
cartonner était devenu chez Jacques une manie comme le besoin de
pleurer. Il avait constamment devant le feu un tas de petits pots de colle
et, dès qu'il pouvait s'échapper du magasin un moment, il collait, reliait,
cartonnait. Le reste du temps, il portait des paquets en ville, écrivait
sous la dictée, allait aux provisions--le commerce enfin.
Quant à moi, j'avais compris que lorsqu'on est boursier, qu'on porte une
blouse, qu'on s'appelle «le petit Chose», il faut travailler deux fois plus
que les autres pour être leur égal, et ma foi! Le petit Chose se mit à
travailler de tout son courage.
Brave petit Chose! Je le vois, en hiver, dans sa chambre sans feu, assis
à sa table de travail, les jambes enveloppées d'une couverture.
Au-dehors, le givre fouettait les vitres. Dans le magasin, on entendait
M. Eyssette qui dictait.
«J'ai reçu votre honorée du 8 courant.»
Et la voix pleurarde de Jacques qui reprenait:
«J'ai reçu votre honorée du 8 courant.»
De temps en temps, la porte de la chambre s'ouvrait doucement: c'était
Mme Eyssette qui entrait. Elle s'approchait du petit Chose sur la pointe
des pieds: Chut!...
«Tu travailles? lui disait-elle tout bas.
--Oui, mère.
--Tu n'as pas froid?
--Oh! non!»
Le petit Chose mentait, il avait bien froid, au contraire.
Alors, Mme Eyssette s'asseyait auprès de lui, avec son tricot, et restait
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 106
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.