promettant de ne pas mourir. Il fallut
l'embarquer de force. Arrivée dans le Midi, elle s'y maria de désespoir.
Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le
comble de la misère.... La femme du concierge montait faire le gros
ouvrage; ma mère, au feu des fourneaux, calcinait ses belles mains
blanches que j'aimais tant embrasser; quant aux provisions, c'est
Jacques qui les faisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en
lui disant: «Tu achèteras ça et ça»; et il achetait ça et ça très bien,
toujours en pleurant, par exemple.
Pauvre Jacques! il n'était pas heureux, lui non plus. M. Eyssette, de le
voir éternellement la larme à l'oeil, avait fini par le prendre en grippe et
l'abreuvait de taloches.... On entendait tout le jour: «Jacques, tu es un
butor! Jacques, tu es un âne!» Le fait est que, lorsque son père était là,
le malheureux Jacques perdait tous ses moyens. Les efforts qu'il faisait
pour retenir ses larmes le rendaient laid. M. Eyssette lui portait malheur.
Écoutez la scène de la cruche:
Un soir, au moment de se mettre à table, on s'aperçoit qu'il n'y a plus
une goutte d'eau dans la maison.
«Si vous voulez, j'irai en chercher», dit ce bon enfant de Jacques.
Et le voilà qui prend la cruche, une grosse cruche de grès.
M. Eyssette hausse les épaules:
«Si c'est Jacques qui y va, dit-il, la cruche est cassée, c'est sûr.
--Tu entends, Jacques,--c'est Mme Eyssette qui parle avec sa voix
tranquille,--tu entends, ne la casse pas, fais bien attention.»
M. Eyssette reprend:
«Oh! tu as beau lui dire de ne pas la casser, il la cassera tout de même.»
Ici, la voix éplorée de Jacques:
«Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je la casse?
--Je ne veux pas que tu la casses, je te dis que tu la casseras», répond M.
Eyssette, et d'un ton qui n'admet pas de réplique.
Jacques ne réplique pas; il prend la cruche d'une main fiévreuse et sort
brusquement avec l'air de dire:
«Ah! je la casserai? Eh bien, nous allons voir.»
Cinq minutes, dix minutes se passent; Jacques ne revient pas. Mme
Eyssette commence à se tourmenter:
«Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé!
--Parbleu! que veux-tu qu'il lui soit arrivé? dit M. Eyssette d'un ton
bourru. Il a cassé la cruche et n'ose plus rentrer.»
Mais tout en disant cela--avec son air bourru, c'était le meilleur homme
du monde--, il se lève et va ouvrir la porte pour voir un peu ce que
Jacques était devenu. Il n'a pas loin à aller; Jacques est debout sur le
palier, devant la porte, les mains vides, silencieux, pétrifié. En voyant
M. Eyssette, il pâlit, et d'une voix navrante et faible, oh! si faible: «Je
l'ai cassée», dit-il.... Il l'avait cassée!...
Dans les archives de la maison Eyssette, nous appelons cela «la scène
de la cruche».
Il y avait environ deux mois que nous étions à Lyon, lorsque nos
parents songèrent à nos études. Mon père aurait bien voulu nous mettre
au collège, mais c'était trop cher. «Si nous les envoyions dans une
manécanterie? dit Mme Eyssette; il paraît que les enfants y sont bien.»
Cette idée sourit à mon père, et comme Saint-Nizier était l'église la plus
proche, on nous envoya à la manécanterie de Saint-Nizier.
C'était très amusant, la manécanterie! Au lieu de nous bourrer la tête de
grec et de latin comme dans les autres institutions, on nous apprenait à
servir la messe du grand et du petit côté, à chanter les antiennes, à faire
des génuflexions, à encenser élégamment, ce qui est très difficile. Il y
avait bien par-ci par-là, quelques heures dans le jour consacrées aux
déclinaisons et à l'Epitome mais ceci n'était qu'accessoire. Avant tout,
nous étions là pour le service de l'église. Au moins une fois par semaine,
l'abbé Micou nous disait entre deux prises et d'un air solennel: «Demain,
messieurs, pas de classe du matin! Nous sommes d'enterrement.»
Nous étions d'enterrement. Quel bonheur! Puis c'étaient des baptêmes,
des mariages, une visite de monseigneur, le viatique qu'on portait à un
malade. Oh! le viatique! comme on était fier quand on pouvait
l'accompagner!... Sous un petit dais de velours rouge, marchait le prêtre,
portant l'hostie et les saintes huiles. Deux enfants de choeur soutenaient
le dais, deux autres, l'escortaient avec de gros falots dorés. Un
cinquième marchait devant, en agitant une crécelle. D'ordinaire,
c'étaient mes fonctions,... Sur le passage du viatique, les hommes se
découvraient, les femmes se signaient. Quand on passait devant un
poste, la sentinelle criait: «Aux armes!» les soldats accouraient et se
mettaient en rang. «Présentez... armes! genou terre!» disait l'officier....
Les fusils sonnaient, le tambour battait aux champs. J'agitais ma
crécelle par trois fois, comme au Sanctus, et nous passions. C'était très
amusant la manécanterie.
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