résidences.... Que serais-je devenu, grand
Dieu! Heureusement, il n'en fut rien, et au bout d'une demi-heure, les
hommes se retirèrent sans se douter seulement que l'ile était habitée.
Dès qu'ils furent partis, je courus m'enfermer dans une de mes cabanes,
et passai là le reste du jour à me demander quels étaient ces hommes et
ce qu'ils étaient venus faire.
J'allais le savoir bientôt.
Le soir, à souper, M. Eyssette nous annonça solennellement que la
fabrique était vendue, et que, dans un mois, nous partirions tous pour
Lyon, où nous allions demeurer désormais.
Ce fut un coup terrible. Il me sembla que le ciel croulait. La fabrique
vendue!... Eh bien, et mon île, mes grottes, mes cabanes?
Hélas! l'île, les grottes, les cabanes, M. Eyssette avait tout vendu; il
fallait tout quitter, Dieu, que je pleurais!...
Pendant un mois, tandis qu'à la maison on emballait les glaces, la
vaisselle, je me promenais triste et seul dans ma chère fabrique. Je
n'avais plus le coeur à jouer, vous pensez... oh! non... J'allais m'asseoir
dans tous les coins, et regardant les objets autour de moi, je leur parlais
comme à des personnes; je disais aux platanes: «Adieu, mes chers
amis!» et aux bassins: «C'est fini, nous ne nous verrons plus!» Il y avait
dans le fond du jardin un grand grenadier dont les belles fleurs rouges
s'épanouissaient au soleil. Je lui dis en sanglotant: «Donne-moi une de
tes fleurs.» Il me la donna. Je la mis dans ma poitrine, en souvenir de
lui. J'étais très malheureux.
Pourtant, au milieu de cette grande douleur, deux choses me faisaient
sourire: d'abord la pensée de monter sur un navire, puis la permission
qu'on m'avait donnée d'emporter mon perroquet avec moi. Je me disais
que Robinson avait quitté son île dans des conditions à peu près
semblables, et cela me donnait du courage.
Enfin, le jour du départ arriva. M. Eyssette était déjà à Lyon depuis une
semaine. Il avait pris les devants avec les gros meubles. Je partis donc
en compagnie de Jacques, de ma mère et de la vieille Annou. Mon
grand frère l'abbé ne partait pas, mais il nous accompagna jusqu'à la
diligence de Beaucaire, et aussi le concierge Colombe nous
accompagna. C'est lui qui marchait devant en poussant une énorme
brouette chargée de malles. Derrière venait mon frère l'abbé, donnant le
bras à Mme Eyssette.
Mon pauvre abbé, que je ne devais plus revoir!
La vieille Annou marchait ensuite, flanquée d'un énorme parapluie bleu
et de Jacques, qui était bien content d'aller à Lyon, mais qui sanglotait
tout de même.... Enfin, à la queue de la colonne venait Daniel Eyssette,
portant gravement la cage du perroquet et se retournant à chaque pas du
côté de sa chère fabrique.
A mesure que la caravane s'éloignait, l'arbre aux grenades se haussait
tant qu'il pouvait par-dessus les murs du jardin pour la voir encore une
fois.... Les platanes agitaient leurs branches en signe d'adieu.... Daniel
Eyssette, très ému, leur envoyait des baisers à tous, furtivement et du
bout des doigts.
Je quittai mon île le 30 septembre 18....
II
LES BABAROTTES[1]
[Footnote 1: Nom donné dans le Midi à ces gros insectes noirs que
l'Académie appelle des «blattes» et les gens du Nord des «cafards».]
O choses de mon enfance, quelle impression vous m'avez laissée! Il me
semble que c'est hier, ce voyage sur le Rhône. Je vois encore le bateau,
ses passagers, son équipage; j'entends le bruit des roues et le sifflet de
la machine. Le capitaine s'appelait Géniès, le maître coq Montélimart.
On n'oublie pas ces choses-là.
La traversée dura trois jours. Je passai ces trois jours sur le pont,
descendant au salon juste pour manger et dormir. Le reste du temps,
j'allais me mettre à la pointe extrême du navire, près de l'ancre. Il y
avait là une grosse cloche qu'on sonnait en entrant dans les villes: je
m'asseyais à côté de cette cloche, parmi des tas de cordes; je posais la
cage du perroquet entre mes jambes et je regardais. Le Rhône était si
large qu'on voyait à peine ses rives. Moi, je l'aurais voulu encore plus
large, et qu'il se fût appelé: la mer! Le ciel riait, l'onde était verte. De
grandes barques descendaient au fil de l'eau. Des mariniers, guéant le
fleuve à dos de mules, passaient près de nous en chantant. Parfois, le
bateau longeait quelque île bien touffue, couverte de joncs et de saules.
«Oh! une île déserte!» me disais-je dans moi-même; et je la dévorais
des yeux....
Vers la fin du troisième jour, je crus que nous allions avoir un grain. Le
ciel s'était assombri subitement; un brouillard épais dansait sur le fleuve;
à l'avant du navire on avait allumé une grosse lanterne, et, ma foi, en
présence de tous ces symptômes, je commençais à être ému....
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