Le petit chose | Page 3

Alphonse Daudet
son emploi avec la plus
grande conviction, et que, pour imiter le rugissement des sauvages, il
n'y en avait pas comme lui. Où avait-il appris? Je l'ignore. Toujours
est-il que ces grands rugissements de sauvage qu'il allait chercher dans
le fond de sa gorge, en agitant sa forte crinière rouge, auraient fait
frémir les plus braves. Moi-même, Robinson, j'en avais quelquefois le
coeur bouleversé, et j'étais obligé de lui dire à voix basse: «Pas si fort,
Rouget, tu me fais peur.»
Malheureusement, si Rouget imitait le cri des sauvages très bien, il
savait encore mieux dire les gros mots d'enfants de la rue et jurer le
nom de Notre-Seigneur. Tout en jouant, j'appris à faire comme lui, et
un jour, en pleine table, un formidable juron m'échappa je ne sais
comment. Consternation générale! «Qui t'a appris cela? Où l'as-tu
entendu?» Ce fut un événement. M. Eyssette parla tout de suite de me
mettre dans une maison de correction; mon grand frère l'abbé dit
qu'avant toute chose on devait m'envoyer à confesse, puisque j'avais
l'âge de raison. On me mena à confesse. Grande affaire! Il fallait
ramasser dans tous les coins de ma conscience un tas de vieux péchés
qui traînaient là depuis sept ans. Je ne dormis pas de deux nuits; c'est
qu'il y en avait toute une panerée de ces diables de péchés; j'avais mis
les plus petits dessus, mais c'est égal, les autres se voyaient, et lorsque,
agenouillé dans la petite armoire de chêne, il fallut montrer tout cela au
curé de Récollets, je crus que je mourrais de peur et de confusion...
Ce fut fini. Je ne voulus plus jouer avec Rouget; je savais maintenant,
c'est saint Paul qui l'a dit et le curé des Récollets me le répéta, que le
démon rôde éternellement autour de nous comme un lion, quaerens
quem devoret. Oh! ce quaerens quem devoret, quelle impression il me
fit! Je savais aussi que cet intrigant de Lucifer prend tous les visages
qu'il veut pour vous tenter; et vous ne m'auriez pas ôté de l'idée qu'il
s'était caché dans la peau de Rouget pour m'apprendre à jurer le nom de
Dieu. Aussi, mon premier soin, en rentrant à la fabrique, fut d'avertir
Vendredi qu'il eût à rester chez lui dorénavant. Infortuné Vendredi! Cet
ukase lui creva le coeur, mais il s'y conforma sans une plainte.

Quelquefois je l'apercevais debout, sur la porte de la loge, du côté des
ateliers; il se tenait là tristement; et lorsqu'il voyait que je le regardais,
le malheureux poussait pour m'attendrir les plus effroyables
rugissements, en agitant sa crinière flamboyante; mais plus il rugissait,
plus je me tenais loin. Je trouvais qu'il ressemblait au fameux lion
quaerens. Je lui criais: «Va-t'en! tu me fais horreur.»
Rouget s'obstina à rugir ainsi pendant quelques jours; puis, un matin,
son père, fatigué de ses rugissements à domicile, l'envoya rugir en
apprentissage, et je ne le revis plus.
Mon enthousiasme pour Robinson n'en fut pas un instant refroidi. Tout
juste vers ce temps-là, l'oncle Baptiste se dégoûta subitement de son
perroquet et me le donna. Ce perroquet remplaça Vendredi. Je l'installai
dans une belle cage au fond de ma résidence d'hiver; et me voilà, plus
Crusoé que jamais, passant mes journées en tête-à-tête avec cet
intéressant volatile et cherchant à lui faire dire: «Robinson, mon pauvre
Robinson!» Comprenez-vous cela? Ce perroquet, que l'oncle Baptiste
m'avait donné pour se débarrasser de son éternel bavardage, s'obstina à
ne pas parler dès qu'il fut à moi.... Pas plus «mon pauvre Robinson»
qu'autre chose; jamais je n'en pus rien tirer. Malgré cela, je l'aimais
beaucoup et j'en avais le plus grand soin.
Nous vivions ainsi, mon perroquet et moi, dans la plus austère solitude,
lorsqu'un matin il m'arriva une chose vraiment extraordinaire. Ce
jour-là, j'avais quitté ma cabane de bonne heure et je faisais, armé
jusqu'aux dents, un voyage d'exploration à travers mon île.... Tout à
coup, je vis venir de mon côté un groupe de trois ou quatre personnes,
qui parlaient à voix très haute et gesticulaient vivement. Juste Dieu! des
hommes dans mon île! Je n'eus que le temps de me jeter derrière un
bouquet de lauriers-roses, et à plat ventre, s'il vous plaît.... Les hommes
passèrent près de moi sans me voir.... Je crus distinguer la voix du
concierge Colombe, ce qui me rassura un peu; mais, c'est égal, dès
qu'ils furent loin je sortis de ma cachette et je les suivis à distance pour
voir ce que tout cela deviendrait....
Ces étrangers restèrent longtemps dans mon ile.... Ils la visitèrent d'un
bout à l'autre dans tous ses détails. Je les vis entrer dans mes grottes et

sonder avec leurs cannes la profondeur de mes océans. De temps en
temps ils s'arrêtaient et remuaient la tête. Toute ma crainte était qu'ils
ne vinssent à découvrir mes
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