Le pays des fourrures | Page 8

Jules Verne
développa les couvertures et les manteaux fourrés qui couvraient Thomas Black, ficelé comme un paquet, et sous cette enveloppe on découvrit un homme agé de cinquante ans environ, gros, court, les cheveux grisonnants, la barbe inculte, les yeux clos, la bouche pincée comme si ses lèvres eussent été collées par une gomme. Cet homme ne respirait plus ou si peu, que son souffle e?t à peine terni une glace. Joliffe le déshabillait, le tournait, le retournait avec prestesse, tout en disant:
?Allons donc! allons donc! monsieur! Est-ce que vous n'allez pas revenir à vous??
Ce personnage, arrivé dans ces circonstances, semblait n'être plus qu'un cadavre. Pour rappeler en lui la chaleur disparue, le caporal Joliffe n'entrevoyait qu'un moyen héro?que, et ce moyen, c'était de plonger le patient dans le punch br?lant.
Très heureusement sans doute pour Thomas Black, le lieutenant Jasper Hobson eut une autre idée.
?De la neige! demanda-t-il. Sergent Long, plusieurs poignées de neige!?
Cette substance ne manquait pas dans la cour du Fort-Reliance. Pendant que le sergent allait chercher la neige demandée, Joliffe déshabilla l'astronome. Le corps du malheureux était couvert de plaques blanchatres qui indiquaient une violente pénétration du froid dans les chairs. Il y avait urgence extrême à rappeler le sang aux parties attaquées. C'était le résultat que Jasper Hobson espérait obtenir au moyen de vigoureuses frictions de neige. On sait que c'est le remède généralement employé dans les contrées polaires pour rétablir la circulation qu'un froid terrible a arrêtée, comme il arrête le courant des rivières.
Le sergent Long étant revenu, Joliffe et lui frictionnèrent le nouveau venu comme il ne l'avait jamais été probablement. Ce n'était point une linition douce, une fomentation onctueuse, mais un massage vigoureux, pratiqué à bras raccourcis, et qui rappelait plut?t les éraillures de l'étrille que les caresses de la main.
Et pendant cette opération, le loquace caporal interpellait toujours le voyageur, qui ne pouvait l'entendre.
?Allons donc! monsieur, allons donc! Quelle idée vous a donc pris de vous laisser refroidir ainsi? Voyons! n'y mettez pas tant d'obstination!?
Il est probable que Thomas Black s'obstinait, car une demi-heure se passa sans qu'il consent?t à donner signe de vie. On désespérait même de le ranimer, et les masseurs allaient suspendre leur fatigant exercice, quand le pauvre homme fit entendre quelques soupirs.
?Il vit! il revient!? s'écria Jasper Hobson.
Après avoir réchauffé par les frictions l'extérieur du corps, il ne fallait point oublier l'intérieur. Aussi le caporal Joliffe se hata-t-il d'apporter quelques verres de punch. Le voyageur se sentit véritablement soulagé; les couleurs revinrent à ses joues, le regard à ses yeux, la parole à ses lèvres, et le capitaine put espérer enfin que Thomas Black allait lui apprendre pourquoi il arrivait en ce lieu et dans un état si déplorable.
Thomas Black, bien enveloppé de couvertures, se souleva à demi, s'appuya sur son coude, et d'une voix encore affaiblie:
?Le Fort-Reliance? demanda-t-il.
-- C'est ici, répondit le capitaine.
-- Le capitaine Craventy?
-- C'est moi, et j'ajouterai, monsieur, soyez le bienvenu. Mais pourrai-je vous demander pourquoi vous venez au Fort-Reliance?
-- Pour voir la lune!? répondit le courrier, qui tenait sans doute à cette réponse, car il la faisait pour la seconde fois. D'ailleurs, elle parut satisfaire Thomas Black, qui fit un signe de tête affirmatif. Puis, reprenant: ?Le lieutenant Hobson? demanda-t-il.
-- Me voici, répondit le lieutenant.
-- Vous n'êtes pas encore parti?
-- Pas encore, monsieur.
-- Eh bien, monsieur, reprit Thomas Black, il ne me reste plus qu'à vous remercier et à dormir jusqu'à demain matin!?
Le capitaine et ses compagnons se retirèrent donc, laissant ce personnage singulier reposer tranquillement. Une demi-heure après, la fête s'achevait, et les invités regagnaient leurs demeures respectives, soit dans les chambres du fort, soit dans les quelques habitations qui s'élevaient en dehors de l'enceinte.
Le lendemain, Thomas Black était à peu près rétabli. Sa vigoureuse constitution avait résisté à ce froid excessif. Un autre n'e?t pas dégelé, mais lui ne faisait pas comme tout le monde.
Et maintenant, qui était cet astronome? D'où venait-il? Pourquoi ce voyage à travers les territoires de la Compagnie, lorsque l'hiver sévissait encore? Que signifiait la réponse du courrier? Voir la lune! Mais la lune ne luit-elle pas en tous lieux, et faut-il venir la chercher jusque dans les régions hyperboréennes?
Telles furent les questions que se posa le capitaine Craventy. Mais le lendemain, après avoir causé pendant une heure avec son nouvel h?te, il n'avait plus rien à apprendre.
Thomas Black était, en effet, un astronome attaché à l'observatoire de Greenwich, si brillamment dirigé par M. Airy. Esprit intelligent et sagace plut?t que théoricien, Thomas Black, depuis vingt ans qu'il exer?ait ses fonctions, avait rendu de grands services aux sciences uranographiques. Dans la vie privée, c'était un homme absolument nul, qui n'existait pas en dehors des questions astronomiques, vivant dans le ciel, non sur la terre, un descendant de ce savant du bonhomme La Fontaine qui se laissa choir dans un
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