que des bras au service d'une seule tête. N'est-ce pas là l'organisation véritable de la force? Deux types ont été imaginés par la Fable: Briarée aux cent bras, l'Hydre aux cent têtes. Si l'on met ces deux montres aux prises, qui remportera la victoire? Briarée.
On conna?t le caporal Joliffe. C'était peut-être la mouche du coche, mais on se plaisait à l'entendre bourdonner. Il e?t plut?t fait un majordome qu'un soldat. Il le sentait bien. Aussi s'intitulait-il volontiers ?caporal chargé du détail?, mais dans ces détails il se serait perdu cent fois, si la petite Mrs. Joliffe ne l'e?t guidé d'une main s?re. Il s'ensuit que le caporal obéissait à sa femme, sans vouloir en convenir, se disant, sans doute, comme Sancho le philosophe: ?Ce n'est pas grand'chose qu'un conseil de femme, mais il faut être fou pour n'y point prêter attention!?
L'élément étranger, dans le personnel de la soirée, était, on l'a dit, représenté par deux femmes, agées de quarante ans environ. L'une de ces femmes méritait justement d'être placée au premier rang des voyageuses célèbres. Rivale des Pfeiffer, des Tinné, des Haumaire de Hell, son nom, Paulina Barnett, fut plus d'une fois cité avec honneur aux séances de la Société royale de géographie. Paulina Barnett, en remontant le cours du Bramapoutre jusqu'aux montagnes du Tibet, et en traversant un coin ignoré de la Nouvelle-Hollande, de la baie des Cygnes au golfe de Carpentarie, avait déployé les qualités d'une grande voyageuse. C'était une femme de haute taille, veuve depuis quinze ans que la passion des voyages entra?nait incessamment à travers des pays inconnus. Sa tête, encadrée dans de longs bandeaux, déjà blanchis par place, dénotait une réelle énergie. Ses yeux, un peu myopes, se dérobaient derrière un lorgnon à monture d'argent, qui prenait son point d'appui sur un nez long, droit, dont les narines mobiles ?semblaient aspirer l'espace?. Sa démarche, il faut l'avouer, était peut-être un peu masculine, et toute sa personne respirait moins la grace que la force morale. C'était une Anglaise du comté d'York, pourvue d'une certaine fortune, dont le plus clair se dépensait en expéditions aventureuses. Et si en ce moment, elle se trouvait au Fort-Reliance, c'est que quelque exploration nouvelle l'avait conduite en ce poste lointain. Après s'être lancée à travers les régions équinoxiales, sans doute elle voulait pénétrer jusqu'aux dernières limites des contrées hyperboréennes. Sa présence au fort était un événement. Le directeur de la Compagnie l'avait recommandée par lettre spéciale au capitaine Craventy. Celui-ci, d'après la teneur de cette lettre, devait faciliter à la célèbre voyageuse le projet qu'elle avait formé de se rendre aux rivages de la mer polaire. Grande entreprise! Il fallait reprendre l'itinéraire des Hearne, des Mackenzie, des Ra?, des Franklin. Que de fatigues, que d'épreuves, que de dangers dans cette lutte avec les terribles éléments des climats arctiques! Comment une femme osait-elle s'aventurer là où tant d'explorateurs avaient reculé ou péri? Mais l'étrangère, confinée en ce moment au Fort-Reliance, n'était point une femme: c'était Paulina Barnett, lauréate de la Société royale.
On ajoutera que la célèbre voyageuse avait dans sa compagne Madge mieux qu'une servante, une amie dévouée, courageuse, qui ne vivait que pour elle, une écossaise des anciens temps, qu'un Caleb e?t pu épouser sans déroger. Madge avait quelques années de plus que sa ma?tresse, -- cinq ans environ; elle était grande et vigoureusement charpentée. Madge tutoyait Paulina, et Paulina tutoyait Madge. Paulina regardait Madge comme une soeur a?née; Madge traitait Paulina comme sa fille. En somme, ces deux êtres n'en faisaient qu'un.
Et pour tout dire, c'était en l'honneur de Paulina Barnett que le capitaine Craventy traitait ce soir-là ses employés et les Indiens de la tribu Chipeways. En effet, la voyageuse devait se joindre au détachement du lieutenant Jasper Hobson dans son exploration au Nord. C'était pour Mrs. Paulina Barnett que le grand salon de la factorerie retentissait de joyeux hurrahs.
Et si pendant cette mémorable soirée, le poêle consomma un quintal de charbon, c'est qu'un froid de vingt-quatre degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (32° centigr. au-dessous de glace) régnait au dehors, et que le Fort-Reliance est situé par 61° 47' de latitude septentrionale, à moins de quatre degrés du cercle polaire.
II.
Hudson's Bay Fur Company.
?Monsieur le capitaine?
-- Madame Barnett.
-- Que pensez-vous de votre lieutenant, monsieur Jasper Hobson?
-- Je pense que c'est un officier qui ira loin.
-- Qu'entendez-vous par ces mots: il ira loin? Voulez-vous dire qu'il dépassera le quatre-vingtième parallèle??
Le capitaine Craventy ne put s'empêcher de sourire à cette question de Mrs. Paulina Barnett. Elle et lui causaient auprès du poêle, pendant que les invités allaient et venaient de la table des victuailles à la table des rafra?chissements.
?Madame, répondit le capitaine, tout ce qu'un homme peut faire, Jasper Hobson le fera. La Compagnie l'a chargé d'explorer le nord de ses possessions et d'établir une factorerie aussi près que possible des limites

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.