Le pays des fourrures | Page 7

Jules Verne
plus, les questions étrangères à son industrie sont impitoyablement
repoussées par son conseil d'administration. C'est ce régime absolu, et,
par certains côtés, antimoral, qui a provoqué les mesures prises par le
parlement, et en 1857, une commission, nommée par le secrétaire d'État
des colonies, décida qu'il fallait annexer au Canada toutes les terres
susceptibles de défrichement, telles que les territoires de la
Rivière-Rouge, les districts du Saskatchawan, et ne laisser que la partie
du domaine à laquelle la civilisation ne réservait aucun avenir. L'année
suivante, la Compagnie perdait le versant ouest des
Montagnes-Rocheuses qui releva directement du Colonial-Office, et fut
ainsi soustrait à la juridiction des agents de la baie d'Hudson. Et voilà
pourquoi, madame, avant de renoncer à son trafic des fourrures, la
Compagnie va tenter l'exploitation de ces contrées du Nord, qui sont à
peine connues, et chercher les moyens de les rattacher par le passage du
Nord-Ouest avec l'océan Pacifique.»
Mrs. Pauline Barnett était maintenant édifiée sur les projets ultérieurs
de la célèbre Compagnie. Elle allait assister de sa personne à
l'établissement d'un nouveau fort sur la limite de la mer polaire. Le
capitaine Craventy l'avait mise au courant de la situation; mais
peut-être, -- car il aimait à parler, -- fût-il entré dans de nouveaux
détails, si un incident ne lui eût coupé la parole.
En effet, le caporal Joliffe venait d'annoncer à haute voix que, Mrs
Joliffe aidant, il allait procéder à la confection du punch. Cette nouvelle
fut accueillie comme elle méritait de l'être. Quelques hurrahs éclatèrent.
Le bol, -- c'était plutôt un bassin, -- le bol était rempli de la précieuse
liqueur. Il ne contenait pas moins de dix pintes de brandevin. Au fond
s'entassaient les morceaux de sucre, dosés par la main de Mrs. Joliffe.
À la surface, surnageaient les tranches de citron, déjà racornies par la

vieillesse. Il n'y avait plus qu'à enflammer ce lac alcoolique, et le
caporal, la mèche allumée, attendait l'ordre de son capitaine, comme s'il
se fût agi de mettre le feu à une mine.
«Allez, Joliffe!» dit alors le capitaine Craventy.
La flamme fut communiquée à la liqueur, et le punch flamba, en un
instant, aux applaudissements de tous les invités.
Dix minutes après, les verres remplis circulaient à travers la foule, et
trouvaient toujours preneurs, comme des rentes dans un mouvement de
hausse.
«Hurrah! hurrah! hurrah! pour mistress Paulina Barnett! Hurrah! pour
le capitaine!»
Au moment où ces joyeux hurrahs retentissaient, des cris se firent
entendre au dehors. Les invités se turent aussitôt.
«Sergent Long, dit le capitaine, voyez donc ce qui se passe!»
Et sur l'ordre de son chef, le sergent, laissant son verre inachevé, quitta
le salon.

III.
Un savant dégelé.
Le sergent Long, arrivé dans l'étroit couloir sur lequel s'ouvrait la porte
extérieure du fort, entendit les cris redoubler. On heurtait violemment à
la poterne qui donnait accès dans la cour, protégée par de hautes
murailles de bois. Le sergent poussa la porte. Un pied de neige couvrait
le sol. Le sergent, s'enfonçant jusqu'aux genoux dans cette masse
blanche, aveuglé par la rafale, piqué jusqu'au sang par ce froid terrible,
traversa la cour en biais et se dirigea vers la poterne.
«Qui diable peut venir par un temps pareil! se disait le sergent Long, en

ôtant méthodiquement, on pourrait dire «disciplinairement», les lourds
barreaux de la porte. Il n'y a que des Esquimaux qui osent se risquer par
un tel froid!
-- Mais ouvrez donc, ouvrez donc! criait-on du dehors.
-- On ouvre,» répondit le sergent Long, qui semblait véritablement
ouvrir en douze temps.
Enfin les battants de la porte se rabattirent intérieurement, et le sergent
fut à demi renversé dans la neige par un traîneau attelé de six chiens qui
passa comme un éclair. Un peu plus, le digne Long était écrasé. Mais se
relevant, sans même proférer un murmure, il ferma la poterne et revint
vers la maison principale, au pas ordinaire, c'est-à-dire en faisant
soixante-quinze enjambées à la minute.
Mais déjà le capitaine Craventy, le lieutenant Jasper Hobson, le caporal
Joliffe étaient là, bravant la température excessive et regardant le
traîneau, blanc de neige, qui venait de s'arrêter devant eux.
Un homme, doublé et encapuchonné de fourrures, en était aussitôt
descendu.
«Le Fort-Reliance? demanda cet homme.
-- C'est ici, répondit le capitaine.
-- Le capitaine Craventy?
-- C'est moi. Qui êtes-vous?
-- Un courrier de la Compagnie.
-- Êtes-vous seul?
-- Non! j'amène un voyageur!
-- Un voyageur! Et que vient-il faire?

-- Il vient voir la lune.» À cette réponse, le capitaine Craventy se
demanda s'il avait affaire à un fou, et, dans de telles circonstances, on
pouvait le penser. Mais il n'eut pas le temps de formuler son opinion.
Le courrier avait retiré du traîneau une masse inerte, une sorte de sac
couvert de neige, et il se disposait
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