campagne? Elle a voulu que je lui apprenne a filer la laine: "Tiens, mere, qu'elle m'a dit (car elle m'appelle toujours comme ca; la pauvre enfant n'a jamais connu la sienne, et m'a toujours aimee comme si c'etait moi, quoique nous nous ressemblions a peu pres comme une rose ressemble a une ortie), tiens, mere, qu'elle a dit, ces broderies, ces dessins, toutes ces niaiseries qu'on m'a enseignees au couvent, ne serviraient a rien ici. Apprends-moi a filer, a tricoter et a coudre, afin que je t'aide a faire les vetements de mon pere...."
Au moment ou le monologue infatigable de la bonne femme commencait a devenir interessant pour son auditeur fatigue, elle sortit comme elle avait deja fait plusieurs fois, car elle ne restait pas un moment en place, et tout en perorant, elle avait couvert la table d'une grosse nappe blanche, et avait servi les assiettes, les verres et les couteaux; elle avait rebalaye l'atre, ressuye les chaises et rallume le feu dix fois, reprenant toujours son soliloque a l'endroit ou elle l'avait laisse. Mais cette fois, sa voix, qui commencait a grasseyer dans le couloir voisin, fut couverte par d'autres voix plus accentuees, et le comte de Chateaubrun, accompagne du paysan qui avait introduit notre voyageur, se presenta enfin a ses regards, chacun portant deux grands brocs de gres, qu'ils placerent sur la table. Ce fut alors seulement, que le jeune homme put voir distinctement les traits de ces deux personnages.
M. de Chateaubrun etait un homme de cinquante ans, de moyenne taille, d'une belle et noble figure, large d'epaules, avec un cou de taureau, des membres d'athlete, un teint basane au moins autant que celui de son acolyte, et de larges mains, durcies, halees, gercees a la chasse, au soleil, au grand air; mains de braconnier s'il en fut, car le bon seigneur avait trop peu de terres pour ne pas chasser sur celles des autres.
Il avait la face epanouie, ouverte et souriante; la jambe ferme et la voix de stentor. Son solide costume de chasseur, propre, quoique rapiece au coude, sa grosse chemise de toile de chanvre, ses guetres de cuir, sa barbe grisonnante qui attendait patiemment le dimanche, tout en lui denotait l'habitude d'une vie rude et sauvage, tandis que son agreable physionomie, ses manieres rondes et affectueuses, et une aisance qui n'etait pas sans melange de dignite, rappelaient le gentilhomme courtois et l'homme habitue a proteger et a assister plutot qu'a l'etre.
Son compagnon le paysan n'etait pas a beaucoup pres aussi propre. L'orage et les mauvais chemins avaient fort endommage sa blouse et sa chaussure. Si la barbe du seigneur avait bien sept ou huit jours de date, celle du villageois en avait bien quatorze ou quinze. Celui-ci etait maigre, osseux, agile, plus grand de quelques pouces, et quoique sa figure exprimat aussi la bonte et la cordialite, elle avait, si l'on peut parler ainsi, des eclairs de malice, de tristesse ou de sauvagerie hautaine. Il etait evident qu'il avait plus d'intelligence ou qu'il etait plus malheureux que le seigneur de Chateaubrun.
"Allons, Monsieur, dit le gentilhomme, etes-vous un peu seche? Vous etes le bienvenu ici, et mon souper est a votre disposition.
--Je suis reconnaissant de votre genereux accueil, repondit le voyageur, mais je craindrais de manquer a la bienseance si je ne vous faisais savoir d'abord qui je suis.
--C'est bien, c'est bien, reprit le comte, que nous appellerons desormais tout simplement M. Antoine, comme on l'appelait generalement dans la contree; vous me direz cela plus tard, si vous le desirez: quant a moi, je n'ai pas de questions a vous faire, et je pretends remplir les devoirs de l'hospitalite sans vous faire decliner vos noms et qualites. Vous etes en voyage, etranger dans le pays, surpris par une nuit d'enfer a la porte de ma demeure: voila vos titres et vos droits. Par dessus le marche, vous avez une agreable figure et un air qui me plait; je crois donc que je serai recompense de ma confiance par le plaisir d'avoir oblige un brave garcon. Allons, asseyez-vous, mangez et buvez.
--C'est trop de bontes, et je suis touche de votre maniere franche et affable d'accueillir les voyageurs. Mais je n'ai besoin de rien, Monsieur, et c'est bien assez que vous me permettiez d'attendre ici la fin de l'orage. J'ai soupe a Eguzon il n'y a guere plus d'une heure. Ne faites donc rien servir pour moi, je vous en conjure.
--Vous avez soupe deja? mais ce n'est pas la une raison! Etes-vous donc de ces estomacs qui ne peuvent digerer qu'un repas a la fois? A votre age, j'aurais soupe a toutes les heures de la nuit si j'en avais trouve l'occasion. Une course a cheval et l'air de la montagne, c'est bien assez pour renouveler l'appetit. Il est vrai qu'a cinquante ans on a l'estomac moins
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.