Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1 | Page 6

George Sand
si bien travaillees, qu'on n'aurait pu y rien apporter de plus riche que ce que les macons et les architectes y avaient mis en le construisant. Mais tout passe, la richesse comme le reste, et le dernier seigneur de Chateaubrun vient de racheter pour quatre mille francs le chateau de ses peres.
--Est-il possible qu'une telle masse de pierres, meme dans l'etat ou elle se trouve, ait aussi peu de valeur?
--Ce qui reste la vaudrait encore beaucoup, si on pouvait l'oter et le transporter; mais ou trouver dans le pays d'ici des ouvriers et des machines capables de jeter bas ces vieux murs? Je ne sais pas avec quoi l'on batissait dans l'ancien temps, mais ce ciment-la est si bien lie, qu'on dirait que les tours et les grands murs sont faits d'une seule pierre. Et puis, vous voyez comme ce batiment est plante sur la pointe d'une montagne, avec des precipices de tous cotes! Quelles voitures et quels chevaux pourraient charrier de pareils materiaux? A moins que la colline ne s'ecroule, ils resteront la aussi longtemps que le rocher qui les porte, et il y a encore assez de voutes pour mettre a l'abri un pauvre monsieur et une pauvre demoiselle.
--Ce dernier des Chateaubrun a donc une fille? demanda le jeune homme en s'arretant pour regarder le manoir avec plus d'interet qu'il n'avait encore fait. Et elle demeure la?
--Oui, oui, elle demeure la, au milieu des gerfauts et des chouettes, et elle n'en est pas moins jeune et jolie. L'air et l'eau ne manquent pas ici, et malgre les nouvelles lois contre la liberte de la chasse, on voit encore quelquefois des lievres et des perdrix sur la table du seigneur de Chateaubrun. Allons, si vous n'avez pas des affaires qui vous obligent de risquer votre vie pour arriver avant le jour, venez avec moi, je me charge de vous faire bien accueillir au chateau. Et quand meme vous y arriveriez seul et sans recommandation, il suffit que la nuit soit mauvaise, et que vous ayez la figure d'un chretien, pour que vous soyez bien recu et bien traite chez M. Antoine de Chateaubrun.
--Ce gentilhomme est pauvre, a ce qu'il parait, et je me ferais scrupule d'user de sa bonte d'ame.
--Vous lui ferez plaisir, au contraire. Allons, vous voyez bien que l'orage va recommencer plus fort que tout a l'heure, et je n'aurais pas la conscience en repos si je vous laissais ainsi tout seul dans la montagne. Voyez-vous, il ne faut pas m'en vouloir pour vous avoir refuse mes services: j'ai mes raisons, que vous ne pouvez pas juger, et que je n'ai pas besoin de dire; mais je dormirai plus tranquille si vous suivez mon conseil. D'ailleurs je connais M. Antoine; il me saurait mauvais gre de ne pas vous avoir retenu et emmene chez lui, et il serait capable de courir apres vous, ce qui ne serait pas bon pour lui apres souper.
--Et ... vous ne pensez pas que sa fille fut mecontente de voir arriver ainsi un inconnu?...
--Sa fille est sa fille, c'est-a-dire qu'elle est aussi bonne que lui, si elle n'est pas meilleure, quoique cela ne paraisse guere possible."
Le jeune homme hesita encore quelque temps; mais, pousse par un attrait romanesque, et creant deja dans son imagination le portrait de la perle de beaute qu'il allait trouver derriere ces murailles a l'aspect terrible, il se dit qu'on ne l'attendait a Gargilesse que le lendemain dans la journee; qu'en y arrivant au milieu de la nuit, il y derangerait le sommeil de ses parents; qu'enfin il y avait, a persister dans son projet, une veritable imprudence dont, a coup sur, sa mere le detournerait, si elle pouvait, a cette heure, se faire entendre de lui. Touche de toutes les bonnes raisons qu'on se donne a soi-meme quand le demon de la jeunesse et de la curiosite s'en mele, il suivit son guide dans la direction du vieux chateau.

II.
LE MANOIR DE CHATEAUBRUN.
Apres avoir peniblement gravi un chemin escarpe, ou plutot un escalier pratique dans le roc, nos voyageurs arriverent, au bout de vingt minutes, a l'entree de Chateaubrun. Le vent et la pluie redoublaient, et le jeune homme n'eut guere le loisir de contempler le vaste portail qui n'offrait a sa vue, en cet instant, qu'une masse confuse de proportions formidables. Il remarqua seulement qu'en guise de cloture, la herse seigneuriale etait remplacee par une barriere de bois, pareille a celles qui ferment les pres du pays.
"Attendez. Monsieur, lui dit son guide. Je vais passer par la-dessus et aller chercher la clef; car la vieille Janille ne s'est-elle pas imagine, depuis quelque temps, de faire placer ici un cadenas, comme s'il y avait quelque chose a voler chez ses maitres? Au reste, son intention est bonne, et je ne la blame pas."
Le paysan escalada la barriere fort
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