Le neveu de Rameau | Page 3

Denis Diderot
je ne vous vois pas. Mais vous me plaisez toujours �� revoir. Qu'avez-vous fait?
LUI. -- Ce que vous, moi et tous les autres font; du bien, du mal et rien. Et puis j'ai eu faim, et j'ai mang��, quand l'occasion s'en est pr��sent��e; apr��s avoir mang��, j'ai eu soif, et j'ai bu quelquefois. Cependant la barbe me venait; et quand elle a ��t�� venue, je l'ai fait raser.
MOI. -- Vous avez mal fait. C'est la seule chose qui vous manque, pour ��tre un sage.
LUI. -- Oui-da. J'ai le front grand et rid��; l'oeil ardent; le nez saillant; les joues larges; le sourcil noir et fourni; la bouche bien fendue; la l��vre rebord��e; et la face carr��e. Si ce vaste menton ��tait couvert d'une longue barbe; savez-vous que cela figurerait tr��s bien en bronze ou en marbre.
MOI. -- A c?t�� d'un C��sar, d'un Marc-Aur��le, d'un Socrate.
LUI. -- Non, je serais mieux entre Diog��ne et Phryn��. Je suis effront�� comme l'un, et je fr��quente volontiers chez les autres.
MOI. -- Vous portez-vous toujours bien?
LUI. -- Oui, ordinairement; mais pas merveilleusement aujourd'hui.
MOI. -- Comment? Vous voil�� avec un ventre de Sil��ne; et un visage...
LUI. -- Un visage qu'on prendrait pour son antagoniste. C'est que l'humeur qui fait s��cher mon cher oncle engraisse apparemment son cher neveu.
MOI. -- A propos de cet oncle, le voyez-vous quelquefois?
LUI. -- Oui, passer dans la rue.
MOI. -- Est-ce qu'il ne vous fait aucun bien?
LUI. -- S'il en fait �� quelqu'un, c'est sans s'en douter. C'est un philosophe dans son esp��ce. Il ne pense qu'�� lui; le reste de l'univers lui est comme d'un clou �� soufflet. Sa fille et sa femme n'ont qu'�� mourir, quand elles voudront; pourvu que les cloches de la paroisse, qu'on sonnera pour elles, continuent de r��sonner la douzi��me et la dix-septi��me tout sera bien. Cela est heureux pour lui. Et c'est ce que je prise particuli��rement dans les gens de g��nie. Ils ne sont bons qu'�� une chose. Pass�� cela, rien. Ils ne savent ce que c'est d'��tre citoyens, p��res, m��res, fr��res, parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de tout point; mais ne pas d��sirer que la graine en soit commune. Il faut des hommes; mais pour des hommes de g��nie; point. Non, ma foi, il n'en faut point. Ce sont eux qui changent la face du globe; et dans les plus petites choses, la sottise est si commune et si puissante qu'on ne la r��forme pas sans charivari. Il s'��tablit partie de ce qu'ils ont imagin��. Partie reste comme il ��tait; de l�� deux ��vangiles; un habit d'Arlequin. La sagesse du moine de Rabelais, est la vraie sagesse, pour son repos et pour celui des autres: faire son devoir, tellement quelle ment; toujours dire du bien de Monsieur le prieur; et laisser aller le monde �� sa fantaisie. Il va bien, puisque la multitude en est contente. Si je savais l'histoire, je vous montrerais que le mal est toujours venu ici- bas, par quelque homme de g��nie. Mais je ne sais pas l'histoire, parce que je ne sais rien. Le diable m'emporte, si j'ai jamais rien appris; et si pour n'avoir rien appris, je m'en trouve plus mal. J'��tais un jour �� la table d'un ministre du roi de France qui a de l'esprit comme quatre; eh bien, il nous d��montra clair comme un et un font deux, que rien n'��tait plus utile aux peuples que le mensonge; rien de plus nuisible que la v��rit��. Je ne me rappelle pas bien ses preuves; mais il s'ensuivait ��videmment que les gens de g��nie sont d��testables, et que si un enfant apportait en naissant, sur son front, la caract��ristique de ce dangereux pr��sent de la nature, il faudrait ou l'��touffer, ou le jeter au cagnard.
MOI. -- Cependant ces personnages-l��, si ennemis du g��nie, pr��tendent tous en avoir.
LUI. -- Je crois bien qu'ils le pensent au-dedans d'eux-m��mes; mais je ne crois pas qu'ils osassent l'avouer.
MOI. -- C'est par modestie. Vous con??tes donc l��, une terrible haine contre le g��nie.
LUI. -- A n'en jamais revenir.
MOI. -- Mais j'ai vu un temps que vous vous d��sesp��riez de n'��tre qu'un homme commun. Vous ne serez jamais heureux, si le pour et le contre vous afflige ��galement. Il faudrait prendre son parti, et y demeurer attach��. Tout en convenant avec vous que les hommes de g��nie sont commun��ment singuliers, ou comme dit le proverbe, qu'il n'y a point de grands esprits sans un grain de folie, on n'en reviendra pas. On m��prisera les si��cles qui n'en auront pas produit. Ils feront l'honneur des peuples chez lesquels ils auront exist��; t?t ou tard, on leur ��l��ve des statues, et on les regarde comme les bienfaiteurs du genre humain. N'en d��plaise au ministre sublime que vous m'avez cit��, je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est
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