Le nabab, tome II | Page 6

Alphonse Daudet
de sincérité et tant de grâce. Il allait parler, persuader. La
minute était décisive... Mais la porte s'ouvrit, et le petit domestique
parut... M. le duc faisait demander si Mademoiselle souffrait toujours
de sa migraine, ce soir...
«Toujours autant,» dit-elle avec humeur.
Le domestique sorti, il y eut entre eux un moment de silence, un froid
glacial. Paul s'était levé. Elle continuait son croquis, la tête toujours
penchée.

Il fit quelques pas dans l'atelier; puis revenu vers la table, il demanda
doucement, étonné de se sentir si calme:
«C'est le duc de Mora qui devait dîner ici?
--Oui... je m'ennuyais... un jour de spleen... Ces journées-là sont
mauvaises pour moi...
--Est-ce que la duchesse devait venir?
--La duchesse?... Non. Je ne la connais pas.
--Eh bien! à votre place, je ne recevrais jamais chez moi, à ma table, un
homme marié dont je ne verrais pas la femme... Vous vous plaignez
d'être une abandonnée; pourquoi vous abandonner vous-même?...
Quand on est sans reproche, il faut se garder du soupçon... Est-ce que je
vous fâche?
--Non, non, grondez-moi, Minerve... Je veux bien de votre morale. Elle
est droite et franche, celle-là; elle ne clignote pas comme celle des
Jenkins... Je vous l'ai dit, j'ai besoin qu'on me conduise...»
Et jetant devant lui le croquis qu'elle venait de terminer:
«Tenez! voilà l'amie dont je vous parlais... Une affection profonde et
sûre que j'ai eu la folie de laisser perdre comme une gâcheuse que je
suis... C'est elle que j'invoquais dans les moments difficiles, quand il
fallait prendre une décision, faire quelque sacrifice... Je me disais:
«Qu'en pensera-t-elle?» comme nous nous arrêtons dans un travail
d'artiste pour songer à quelque grand, à un de nos maîtres... Il faut que
vous soyez cela pour moi. Voulez-vous?»
Paul ne répondit pas. Il regardait le portrait d'Aline. C'était elle, c'était
bien elle, son profil pur, sa bouche railleuse et bonne, et la longue
boucle en caresse sur le col fin. Ah! tous les ducs de Mora pouvaient
venir maintenant. Félicia n'existait plus pour lui.
Pauvre Félicia, douée de pouvoirs supérieurs, elle était bien comme ces

magiciennes qui nouent et dénouent les destins des hommes sans
pouvoir rien pour leur propre bonheur.
«Voulez-vous me donner ce croquis?» dit-il tout bas, la voix émue.
--Très-volontiers... Elle est gentille, n'est-ce pas?... Ah! ma foi, celle-là,
si vous la rencontrez, aimez-la, épousez-la. Elle vaut mieux que toutes.
Pourtant, à défaut d'elle... à défaut d'elle...»
Et le beau sphinx apprivoisé levait vers lui ses grands yeux mouillés et
rieurs, dont l'énigme n'avait plus rien d'indéchiffrable.

XIV
L'EXPOSITION
«Superbe...
--Un succès énorme. Barye n'a jamais rien fait d'aussi beau.
--Et le buste du Nabab?... Quelle merveille? C'est Constance Crenmitz
qui est heureuse. Regardez-la trotter...
--Comment! c'est la Crenmitz cette petite vieille en mantelet d'hermine!
Voilà vingt ans que je la croyais morte.»
Oh! non, bien vivante au contraire. Ravie, rajeunie par le triomphe de
sa filleule, qui tient décidément le succès de l'Exposition, elle circule
parmi la foule d'artistes, de gens du monde formant aux deux endroits
où sont exposés les envois de Félicia, comme deux masses de dos noirs,
de toilettes mêlées, se pressant, s'étouffant pour regarder. Constance, si
timide d'ordinaire, se glisse au premier rang, écoute les discussions,
attrape au vol des bouts de phrases, des formules qu'elle retient,
approuve de la tête, sourit, lève les épaules lorsqu'elle entend dire une
bêtise, tentée de foudroyer le premier qui n'admirerait pas.

Que ce soit la bonne Crenmitz ou une autre, vous la verrez à toutes les
ouvertures du salon, cette silhouette furtive rôdant autour des
conversations, l'air anxieux, l'oreille tendue; quelquefois un vieux
bonhomme de père dont le regard vous remercie d'un mot aimable dit
en passant, ou prend une expression désolée pour une épigramme qu'on
lance à l'oeuvre d'art et qui va frapper un coeur derrière vous. Une
figure à ne pas oublier, certainement, si jamais quelque peintre épris de
modernité songeait à fixer sur une toile cette manifestation bien typique
de la vie parisienne, une ouverture d'exposition dans cette vaste serre de
la sculpture, aux allées sablées de jaune, à l'immense plafond en vitrage
sous lequel se détachent à mi-hauteur les tribunes du premier étage
garnies de têtes penchées qui regardent, de draperies flottantes
improvisées.
Dans une lumière un peu froide, pâlie à ces tentures vertes du pourtour,
où les rayons se raréfient, dirait-on, pour laisser à la vue des
promeneurs une certaine justesse recueillie, la foule lente va et vient,
s'arrête, se disperse sur les bancs, serrée par groupes, et pourtant mêlant
les mondes mieux qu'aucune autre assemblée, comme la saison mobile
et changeante, à cette époque de l'année, confond toutes les parures, fait
se frôler au passage les dentelles noires, la traîne impérieuse de la
grande dame venue pour voir l'effet de son portrait, et les fourrures
sibériennes de
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