Le nabab, tome II | Page 5

Alphonse Daudet
Moulin-Rouge leur voisin; et sa petite frimousse rose, ses
atours flottants de pastel reflétés dans le vin doré, qui leur prêtait son
ardeur piquante, rappelaient l'ancienne héroïne des soupers fins à la
sortie du théâtre, la Crenmitz du bon temps, non pas audacieuse à la
façon des étoiles de notre opéra moderne, mais inconsciente et roulée
dans son luxe comme une perle fine dans la nacre de sa coquille.
Félicia, qui décidément ce soir-là voulait plaire à tout le monde, la mit
doucement sur le chapitre des souvenirs, lui fit raconter une fois de plus
ses grands triomphes de Giselle, de la Péri, et les ovations du public, la
visite des princes dans sa loge, le cadeau de la reine Amélie
accompagné de si charmantes paroles. Ces gloires évoquées grisaient la
pauvre fée, ses yeux brillaient, on entendait ses petits pieds frétiller
sous la table comme pris d'une frénésie dansante... En effet, le dîner fini,

quand on fut retourné dans l'atelier, Constance commença à marcher de
long en large, à esquisser un pas, une pirouette, tout en continuant de
causer, s'interrompant pour fredonner un air de ballet qu'elle rhythmait
d'un mouvement de la tête, puis, tout à coup, se replia sur elle-même et
d'un bond fut à l'autre bout de l'atelier.
«La voilà partie, dit Félicia tout bas à de Géry... Regardez. Cela en vaut
la peine, vous allez voir danser la Crenmitz.»
C'était charmant et féerique. Sur le fond de l'immense pièce noyée
d'ombre et ne recevant presque de clarté que par le vitrage arrondi où la
lune montait dans un ciel lavé, bleu de nuit, un vrai ciel d'opéra, la
silhouette de la célèbre danseuse se détachait toute blanche, comme une
petite ombre falote, légère, impondérée, volant bien plus qu'elle ne
bondissait; puis debout sur ses pointes fines, soutenue dans l'air
seulement par ses bras étendus, le visage levé dans une attitude fuyante
où rien n'était visible que le sourire, elle s'avançait vivement vers la
lumière ou s'éloignait en petites saccades si rapides qu'on s'attendait
toujours à entendre un léger bruit de vitres et à la voir monter ainsi à
reculons la pente du grand rayon de lune jeté en biais dans l'atelier. Ce
qui ajoutait un charme, une poésie singulière à ce ballet fantastique,
c'était l'absence de musique, le seul bruit du rhythme dont la
demi-obscurité accentuait la puissance, de ce taqueté vif et léger, pas
plus fort sur le parquet que la chute, pétale par pétale, d'un dahlia qui se
défeuille... Cela dura ainsi quelques minutes, puis on entendit à son
souffle plus court qu'elle se fatiguait.
«Assez, assez... Assieds-toi, dit Félicia.»
Alors la petite ombre blanche s'arrêta au bord d'un fauteuil, et resta là
posée, prête à repartir, souriante et haletante, jusqu'à ce que le sommeil
la prit, se mit à la bercer, à la balancer doucement sans déranger sa jolie
pose, comme une libellule sur une branche de saule trempant dans l'eau
et remuée par le courant.
Pendant qu'ils la regardaient dodelinant sur son fauteuil:
«Pauvre petite fée, disait Félicia, voilà ce que j'ai eu de meilleur, de

plus sérieux dans la vie comme amitié, sauvegarde et tutelle... C'est ce
papillon qui m'a servi de marraine... Étonnez-vous maintenant des
zigzags, des envolements de mon esprit... Encore heureux que je m'en
sois tenue là...»
Et, tout à coup, avec une effusion joyeuse:
«Ah! Minerve, Minerve, je suis bien contente que vous soyez venu ce
soir... Mais il ne faut plus me laisser si longtemps seule, voyez-vous...
J'ai besoin d'avoir près de moi un esprit droit comme le vôtre, de voir
un vrai visage au milieu des masques qui m'entourent... Un affreux
bourgeois tout de même, fit-elle en riant, et un provincial par-dessus le
marché... Mais c'est égal! c'est encore vous que j'ai le plus de plaisir à
regarder... Et je crois que ma sympathie tient surtout à une chose. Vous
me rappelez quelqu'un qui a été la grande affection de ma jeunesse, un
petit être sérieux et raisonnable lui aussi, cramponné au terre-à-terre de
l'existence, mais y mêlant cet idéal que nous autres artistes mettons à
part pour le seul profit de nos oeuvres... Des choses que vous dites me
semblent venir d'elle... Vous avez la même bouche de modèle antique.
Est-ce cela qui donne à vos paroles cette similitude? Je n'en sais rien,
mais à coup sûr, vous vous ressemblez... Vous allez voir...»
Sur la table chargée de croquis et d'albums devant laquelle elle était
assise en face de lui, elle dessinait tout en causant, le front incliné, ses
cheveux frisés un peu fous ombrant son admirable petite tête. Ce n'était
plus le beau monstre accroupi, au visage anxieux et ténébreux,
condamnant sa propre destinée; mais une femme, une vraie femme qui
aime et qui veut séduire... Cette fois, Paul oubliait toutes ses méfiances
devant tant
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