Le monsieur au parapluie | Page 9

Jules Moinaux
avec le ton de mauvaise humeur des gens qui se savent dans leur tort; est-ce que je peux deviner qu'on viendra tel jour, à telle heure?
--Les personnes qui ont affaire à des peintres, dit timidement madame Jujube, pensent qu'on les trouve toujours à leur atelier.
Jujube frappa violemment du poing sur la table:--Assez! cria-t-il; est-ce que je ne suis pas ma?tre de sortir quand bon me semble?
--Mais, mon ami, je ne t'ai pas dit....
--Formellement, non; mais je comprends à demi-mot et l'allusion était assez claire.
--Je t'assure, mon ami, que....
--Assez! répéta notre tyran domestique; puis après un long silence, il parla de la soirée de madame de Larousse-Tamponne, du succès qu'y aurait Athalie avec son morceau ?Comme un éclair?, que, d'ailleurs, il le lui ferait essayer ce soir devant quelques personnes; puis il ajouta: ?Prie donc madame de Larousse-Tamponne d'amener le plus de jeunes gens possible à notre prochaine soirée.?
A ce propos, on causa d'Athalie et des dépenses faites pour la produire dans le monde.
--Ce sont des dépenses nécessaires, dit le père.
--Je sais bien, mon ami, répondit la mère; du moment que nous acceptons les invitations de nos amis, nous sommes obligés nous-mêmes....
--Naturellement! Et puis nous avons une fille à marier.
--Oui; malheureusement, nous avons beau aller dans les soirées, en donner nous-mêmes, nous ne trouverons pas de mari; on sait qu'Athalie n'a pas de dot....
--Pas de dot! s'écria Jujube avec colère; n'est-ce donc rien que d'être musicienne, instruite, fille de Jujubès le peintre d'histoire, chevalier de la Légion d'honneur, dont les soirées artistiques et littéraires sont si recherchées?
Et frappant de nouveau sur la table, il cria: ?N'est-ce donc rien, que tout cela??
Madame Jujube, qui partageait les vaniteuses illusions de son mari, surenchérit encore sur les avantages qu'il faisait ressortir avec tant d'ardeur; elle cita leurs relations avec des gens du meilleur monde, ayant trente, quarante, cinquante mille francs de rente, et affirma qu'on n'avait que l'embarras du choix parmi les candidats à la main d'Athalie.
En effet, il s'en était déjà présenté huit, qui, eux, n'avaient éprouvé aucun embarras dans leur choix: ne trouvant pas une compensation à la dot absente dans l'honneur d'avoir un beau-père décoré depuis la robe de chambre jusqu'aux pantoufles, ils avaient demandé à réfléchir et choisi, sans hésiter, une épouse dans les riches connaissances de la famille Jujube, à qui l'un d'eux avait envoyé la lettre de faire-part.
Le lendemain, il re?ut la réponse suivante:
?Monsieur,
?J'ai re?u votre lettre de faire-part; elle est là devant moi; tout à l'heure elle sera derrière.
?Je vous salue.
?Jujubès.?
Pour l'instant, les deux époux avaient, pour leur fille, des vues de deux c?tés; ils pensaient, d'abord, à une riche cliente, mademoiselle Piédevache, qui se faisait peindre par Jujube, tous les cinq ans, et se peignait, elle-même, au pastel tous les jours. Maintes fois elle avait parlé, pendant les poses, d'un neveu, son seul héritier, avait fait des allusions au sujet d'Athalie et on ne doutait pas que ces allusions ne fussent des ballons d'essai; aussi, lui envoyait-on de fréquentes invitations, tant pour les grandes soirées que pour les réunions intimes.
L'autre époux, des idées matrimoniales duquel on ne doutait pas, c'était M. Quatpuces, jeune savant, plein d'attentions pour Athalie qu'il comblait d'éloges, et de prévenances pour madame Jujube, à qui, déjà, il avait apporté des bouquets, galanterie très significative. Il ne tarderait, sans doute, pas à se déclarer; ce soir, peut-être, car on espérait le voir.
Il arriva le premier et les deux époux virent, dans cet empressement, un nouvel indice des dispositions qu'ils lui supposaient.
M. Quatpuces était un jeune homme grave: il entra, portant avec gravité un bouquet, qu'il offrit gravement à madame Jujube, laquelle s'extasia sur la beauté des fleurs dont il était composé:--Ce sont des orchidées, dit-il, et il expliqua que cette herbelée vivace appartient à la famille des Monocotylédum, laquelle est divisée en sept grandes tribus: les malaxidées, les épidondrées, les vandées, les orphydées, les néothiées et les cypripediées, dont la racine est accompagnée de tubercules charnus, ovo?des ou globuleux, et la tige garnie de feuilles engainantes, naissant de rameaux nommés pseudobales.
--Oh! pseudobales! c'est délicieux, dit madame Jujube.
Elle allait probablement embrasser Quatpuces pour pseudobales, lorsque la bonne annon?a madame Saint-Sauveur. La ma?tresse de la maison courut au-devant de la visiteuse.--Oh! que c'est aimable à vous, dit-elle, et ce furent des caresses à n'en plus finir.--Madame de La Dolve! cria la bonne; et madame Jujube quitta madame Saint-Sauveur pour la nouvelle venue:--Oh! que c'est aimable à vous, lui répéta-t-elle.... Puis arrivèrent successivement d'autres dames qu'elle accueillit avec le même empressement, les mêmes minauderies, et le même:--Oh! que c'est aimable à vous!
Et, naturellement, elle leur présenta le jeune et illustre savant, M. Quatpuces, qu'elles félicitèrent de confiance. L'une des dames ayant aper?u le bouquet, s'extasia sur sa beauté.--C'est une galanterie de monsieur, dit madame Jujube; ce sont des orchidées. Quand vous êtes entrées, mesdames, M. Quatpuces
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