Le marquis de Loc-Ronan | Page 9

Ernest Capendu
garde donc ces places, ou tout au
moins qu'elle les défende! Pourquoi a-t-elle pris la fuite, cette
émigration qui doit tout abattre? Est-ce le devoir d'un gentilhomme
d'abandonner son roi lorsque le danger menace? Répondez, monsieur le
marquis! Vous prétendez que les émigrés veulent venir en Bretagne.
Qui les en empêche? qui s'oppose à leur venue parmi nous? qui les
retient de l'autre côté du Rhin, où il n'y a rien à faire? Pourquoi ces
retards? Est-ce d'aujourd'hui, d'ailleurs, qu'ils devraient songer à
combattre dans nos rangs et à donner leur sang comme nous avons
donné le nôtre? Leur place n'est-elle pas auprès de nous? Encore une
fois, monsieur, répondez!
Boishardy s'arrêta. Cormatin et Chantereau approuvaient tacitement.
Marcof reprit la parole sans laisser le temps au marquis d'articuler un
mot.

--Quand monsieur de Jausset a parlé d'hommes de naissance pour
commander, dit-il, il a dirigé ses regards vers moi.
--Après?... fit dédaigneusement le marquis.
--Je lui demanderai donc ce qu'il avait l'intention de dire.
--C'est fort simple. Il y a ici une confusion de rangs incroyable, vous
avez obéi à un Cathelineau. Vous avez pour chefs des gens nés pour
pourrir dans les grades inférieurs.
--Comme moi, n'est-ce pas?
--Comme vous, mon cher.
Marcof pâlit. Boishardy voulut s'interposer, le marin l'arrêta.
--Ne craignez rien, dit-il; je traite les hommes suivant leur valeur, et je
ne me fâche que contre les gens qui en valent la peine.
Puis, se tournant vers le marquis:
--Monsieur, continua-t-il, vos amis de Gand et de Coblentz nous
considèrent, nous, les vrais défenseurs du trône, comme des laquais qui
gardent leurs places au spectacle. Si vous leur écrivez, rappelez-leur ce
que je vais vous dire; et, si vous ne leur écrivez pas, faites-en votre
profit vous-même.
--Qu'est-ce donc, je vous prie?
--C'est que, n'ayant rien fait, ils n'ont droit à rien, et qu'ils ne pourront
être désormais quelque chose qu'avec notre permission et notre volonté.
--Très bien! dirent les autres chefs.
--Et quant à vous, monsieur, vous n'aurez le droit de parler ici, devant
ces messieurs, devant moi, que quand vous aurez accompli seulement
la moitié de ce que chacun de nous a fait. Je ne vous en demande que la
moitié, attendu que je vous crois incapable d'en essayer davantage.

--Et moi, répondit le marquis, je vous préviens qu'à partir de ce jour
vous n'êtes qu'un simple soldat.
--En vertu de quoi?
--En vertu de ceci.
Et le gentilhomme posa un papier plié sur la table.
--Qu'est-ce que cela? demanda Boishardy.
--Une commission de monseigneur le régent du royaume, Son Altesse
Royale le comte de Provence.
--Un brevet de maréchal de camp, fit Boishardy en lisant froidement le
papier et en le rendant au marquis.
--Vous comprenez?
--Je comprends que ce grade vous sera accordé quand nous aurons vu si
vous en êtes digne.
--En doutez-vous?
--Certainement.
--Vous m'insultez! s'écria le marquis en portant la main à la garde de
son épée.
--Il ne peut y avoir de duel ici, répondit Boishardy avec dédain.
--Pardon! je croyais être entre gentilshommes. Mais répondez
nettement. Refusez-vous oui, ou non, de m'obéir?
--Oui, mille fois oui!
--Je me plaindrai; j'en appellerai aux royalistes.
--Faites.

--On vous retirera vos troupes, monsieur de Boishardy.
--Si vous demandez cela, priez Dieu de ne pas réussir, monsieur le
marquis de Jausset.
--Et pourquoi?
--Parce que, s'écria Boishardy avec véhémence, je vous ferais fusiller
avec votre brevet sur la poitrine.
--Vous oseriez?
--N'en doutez pas.
--Et M. de Boishardy a parfaitement raison, ajouta Cormatin. Jusqu'ici,
monsieur le marquis, nous nous sommes passés de l'émigration, et nous
saurons nous en passer encore. Je vous engage à retourner à Gand: c'est
là qu'est votre place. Mais gardez-vous de pareilles rodomontades
devant d'autres chefs. Tous n'auraient pas la patience de mon ami, et,
tout gentilhomme que vous êtes, vous pourriez bien être accroché à une
branche de chêne.
--Messieurs! messieurs! s'écria le marquis blême de colère, il faut que
l'un de vous me rende raison de tant d'insolence!
--Assez! fit Boishardy.
Il appela Fleur-de-Chêne en entr'ouvrant la porte. Le paysan accourut.
--Tu vas prendre dix hommes avec toi et escorter monsieur,
continua-t-il en désignant le marquis. Tu le mèneras à La
Roche-Bernard, et là monsieur s'embarquera pour aller où bon lui
semblera.
Le marquis se leva brusquement et sortit sans dire un mot.
--Tonnerre! s'écria Marcof, on ose nous envoyer de pareils hommes
avec des brevets dans leur poche.

--Les émigrés sont fous, dit Chantereau.
--Pis que cela, répondit Boishardy, ils sont ridicules! Mais oublions
cette scène et reprenons notre conversation au moment où cet imbécile
empanaché est venu nous interrompre. Vous, Cormatin, quelles
nouvelles de la Vendée?
--Mauvaises, répondit le chouan en s'avançant. Depuis la bataille de
Cholet, Charette s'est tenu isolé dans l'île de Noirmoutier, dont il a fait
son quartier général. Il y a quelques jours seulement,
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