Le marquis de Loc-Ronan | Page 7

Ernest Capendu
voyant entrer
Keinec, sa figure exprima un profond sentiment de joie, et, se soulevant
avec peine, il lui tendit les deux bras.
--Comment vas-tu? demanda Keinec en s'asseyant sur le pied du lit.
--Aussi bien que possible, et mieux encore depuis que je te vois revenu.
--Brave Jahoua!
--Dame! Keinec, c'est que je t'aime maintenant autant que je t'ai détesté
autrefois.
--Et moi, Jahoua, quand je songe que j'ai failli te tuer, j'ai envie de me
couper le poignet.
--Ne pensons plus à nous. Tu viens de la Cornouaille?
--Oui.
--Eh bien? Aucune nouvelle?
--Aucune!
--Elle sera morte!
--Assassinée par les bleus, peut-être!
--Pauvre Yvonne! murmura le blessé.
Deux grosses larmes coulèrent lentement sur ses joues, tandis que
Keinec fermait si violemment ses mains que les ongles de ses doigts
s'enfonçaient dans les chairs. Les deux hommes étaient plongés dans de
sombres pensées.

Après un silence, Jahoua leva la tête.
--Tu as été à Fouesnan? demanda-t-il.
--Oui, dit Keinec.
--Et tu n'as rien entendu dire?
--Le village est brûlé, les gars sont sauvés, je n'ai vu personne.
--Et à Plogastel?
--Rien non plus.
--Et le vieil Yvon?
--Il est mort.
--Mort! répéta Jahoua.
--Mort! il y a sept mois.
--Pauvre homme! le chagrin l'aura tué!
--Non, dit sourdement le jeune Breton, il n'est pas mort de chagrin dans
son lit, il a été assassiné dans les genêts.
--Assassiné! s'écria Jahoua; par qui donc?
--Par les patriotes de Rosporden! Un soir que le pauvre vieux revenait
de Quimper, où il s'était rendu, espérant toujours recueillir quelques
nouvelles de sa fille, il a été arrêté par une troupe de sans-culottes de
Rosporden, qui rentraient en ville après avoir été fraterniser, comme ils
disent, avec les brigands de Quimper. Ils ont voulu lui faire crier: «Vive
la République!» Yvon n'a pas voulu. Les autres ont insisté. Tu
connaissais le vieux pêcheur; tu penses si on pouvait le faire céder
facilement. Aux sommations des autres, il répondit invariablement par
les cris de: «Vive le roi!» Les bandits exaspérés le contraignirent à se
mettre à genoux, et comme Yvon ne se rendait pas à leurs ordres

réitérés de crier comme eux et avec eux, trois patriotes se jetèrent sur
lui, le terrassèrent, le garrottèrent, et, l'attachant ensuite à un arbre, le
prirent pour cible. Les lâches déchargèrent en riant leurs fusils sur le
vieillard. Le lendemain, on retrouvait son cadavre, et les trois patriotes
se vantaient hautement dans le pays de leur expédition.
--Ah! dit Jahoua, nous saurons un jour le nom de ces infâmes.
--Je les ai sus, moi, répondit Keinec.
--Alors nous vengerons Yvon!
--C'est fait!
--Que dis-tu, mon gars?
--Je dis que je me suis rendu à Rosporden; que je m'y suis caché trois
jours de suite. Le deuxième jour, à la nuit tombante, je me suis glissé
dans la maison qu'habitaient ensemble deux des assassins d'Yvon. L'un
d'eux dormait, je l'ai poignardé. L'autre a voulu crier et se défendre, je
lui ai brisé le crâne d'un coup de ma hache. Le lendemain, je
m'embusquai en guettant le troisième, et la balle de ma carabine
l'atteignit en pleine poitrine. Il est tombé sans pousser un soupir. Yvon
était vengé. La mission que m'avait confiée M. de Boishardy avait été
remplie quelques jours auparavant; rien ne me parlait d'Yvonne; je
partis, et me voilà!
Jahoua serra silencieusement la main de Keinec. Le jeune homme
reprit:
--Je suis allé aussi à la baie des Trépassés.
--Et Carfor?
--Il n'a pas reparu.
--Keinec, dit Jahoua, quand je pense comment cet homme nous a
échappé, je suis tenté de croire à la vertu de ses sortilèges.

--C'est étrange, en effet.
--Quand nous l'avons forcé à nous dire ce qu'était devenue Yvonne, il
était brisé par la douleur.
--Je me souviens. Et même nous l'avions porté dans cette crevasse des
falaises dont nous avions fermé l'ouverture.
--Oui; et nous devions l'y retrouver! il devait mourir là!
--Le lendemain, cependant, il n'y était plus.
--Et personne ne l'avait vu dans le pays.
--Qui a pu le délivrer?
--Oh! c'est incroyable de penser qu'un autre ait été le découvrir dans cet
endroit.
--D'autant plus incroyable, que personne n'osait descendre dans la baie.
--Et pourtant il n'y était plus.
--Il aura appelé le diable à son aide!
En ce moment Fleur-de-Chêne entra dans la cabane.
--Viens! dit-il à Keinec.
Le jeune homme s'empressa de le suivre, après avoir promis à Jahoua
de revenir promptement.

III
LA CONFÉRENCE
Keinec et son guide traversèrent le placis, et pénétrèrent dans le réduit
qui servait d'habitation au chef. Un paysan en gardait l'entrée.

--Attends! fit Fleur-de-Chêne en laissant Keinec sur le seuil, et en
disparaissant dans l'intérieur.
Mieux disposée que les autres, la cabane était divisée en deux
compartiments. Fleur-de-Chêne reparut promptement dans le premier.
--Faut-il entrer? demanda Keinec.
--Pas encore; dans quelques minutes on t'appellera.
Keinec
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