Le marchand de Venise | Page 5

William Shakespeare
on est aussi malade d'indigestion que de disette. Ce n'est donc pas un médiocre bonheur que d'être placé dans la médiocrité: superflu blanchit de bonne heure, suffisance vit longtemps.
PORTIA.--Voilà de belles sentences, et très-bien débitées.
NéRISSA.--Elles seraient encore meilleures mises en pratique.
PORTIA.--S'il était aussi aisé de faire qu'il l'est de conna?tre ce qui est bon à faire, les chapelles seraient des églises, et les cabanes des pauvres gens des palais de princes. C'est un bon prédicateur que celui qui se conforme à ses sermons. J'apprendrais plut?t à vingt personnes ce qu'il est à propos de faire, que je ne serais une des vingt à suivre mes instructions. Le cerveau peut imaginer des lois pour le sang, mais un tempérament ardent saute par-dessus une froide loi; c'est un tel lièvre que la folle jeunesse pour s'élancer par-dessus les filets du bon sens! Mais cette manière de raisonner n'est pas trop de saison lorsqu'il s'agit de choisir un époux. Choisir! hélas! quel mot! Je ne puis ni choisir celui que je voudrais, ni refuser celui qui me déplairait. Et ainsi il faut que la volonté d'une fille vivante se plie aux volontés d'un père mort. N'est-il pas bien dur, Nérissa, de ne pouvoir ni choisir ni refuser personne?
NéRISSA.--Votre père fut toujours vertueux, et les saints personnages ont à leur mort de bonnes inspirations. Ainsi, dans cette loterie qu'il a imaginée, et au moyen de laquelle vous devez être le partage de celui qui, entre trois coffres d'or, d'argent et de plomb, choisira selon son intention, vous pouvez être s?r que le bon choix sera fait par un homme que vous pourrez aimer en bonne conscience. Mais quelle chaleur d'affection sentez-vous pour tous ces brillants adorateurs qui sont déjà arrivés?
PORTIA.--Je t'en prie, dis-moi leurs noms: à mesure que tu les nommeras je ferai leur portrait, et tu devineras mes sentiments par ma description.
NéRISSA.--D'abord il y a le prince de Naples.
PORTIA.--Eh! c'est un véritable animal[2]. Il ne sait parler que de son cheval, et se targue comme d'un mérite singulier de la science qu'il possède de le ferrer lui-même. J'ai bien peur que madame sa mère ne se soit oubliée avec un forgeron.
[Note 2: A colt. Colt signifie un jeune cheval qui n'est pas encore dressé, et aussi un étourdi sans éducation. On ne pouvait rendre en fran?ais le double sens de l'expression, il a fallu choisir celui qui allait le mieux au reste de la phrase.]
NéRISSA.--Vient ensuite le comte Palatin.
PORTIA.--Il est toujours refrogné, comme s'il vous disait: Si vous ne voulez pas de moi, décidez-vous. Il écoute des contes plaisants sans un sourire. Je crains que dans sa vieillesse il ne devienne le philosophe larmoyant, puisque jeune encore il est d'une si maussade tristesse. J'aime mieux épouser une tête de mort la bouche garnie d'un os, qu'un de ces deux hommes-là. Dieu me préserve de tous les deux!
NéRISSA.--Que dites-vous du seigneur fran?ais, monsieur le Bon?
PORTIA.--Dieu l'a fait; ainsi je consens qu'il passe pour un homme. Je sais bien que c'est un péché de se moquer de son prochain; mais lui! Comment! il a un meilleur cheval que le Napolitain! Il possède à un plus haut degré que le comte Palatin la mauvaise habitude de froncer le sourcil. Il est tous les hommes ensemble, sans en être un. Si un merle chante, il fait aussit?t la cabriole. Il va se battre contre son ombre. En l'épousant, j'épouserais en lui seul vingt maris; s'il vient à me mépriser je lui pardonnerai: car, m'aimat-il à la folie, je ne le payerai jamais de retour.
NéRISSA.--Que dites-vous de Fauconbridge, le jeune baron anglais?
PORTIA.--Vous savez que je ne lui dis rien; car nous ne nous entendons ni l'un ni l'autre; il ne sait ni latin, ni fran?ais, ni italien: et vous pouvez bien jurer en justice que je ne sais pas pour deux sous d'anglais. C'est la peinture d'un joli homme. Mais, hélas! qui peut s'entretenir avec un tableau muet? Qu'il est mis singulièrement! Je crois qu'il a acheté son pourpoint en Italie, ses hauts-de-chausses circulaires en France, son bonnet en Allemagne, et ses manières par tout pays.
NéRISSA.--Que pensez-vous du seigneur écossais son voisin?
PORTIA.---Qu'il est plein de charité pour son voisin, car il a emprunté un soufflet de l'Anglais, et a juré de le lui rendre quand il pourrait. Je crois que le Fran?ais s'est rendu sa caution, et s'est engagé pour un second.
NéRISSA.--Comment trouvez-vous le jeune Allemand, le neveu du comte de Saxe?
PORTIA.--Fort déplaisant le matin quand il est à jeun, et bien plus déplaisant encore le soir quand il est ivre. Lorsqu'il est au mieux il est un peu plus mal qu'un homme, et quand il est le plus mal il est tant soit peu mieux qu'une bête. Et m'arrivat-il du pis qui puisse arriver, j'espère trouver le moyen de me défaire de lui.
NéRISSA.--S'il se présentait pour choisir,
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