Le loup blanc | Page 3

Paul H. C. Féval
et possédait, à une demi-lieue du bourg de Liffré, un domaine qui le faisait suzerain de presque tout le pays.
Son chateau de La Tremlays était l'un des plus beaux qui f?t dans la Haute-Bretagne; son manoir de Bou?xis n'était guère moins magnifique. Il fallait deux heures pour se rendre de l'un à l'autre, et tout le long du chemin on marchait sur la terre de Treml.
M. Nicolas, comme on l'appelait, était un vieillard de grande taille et d'austère physionomie. Ses longs cheveux blancs tombaient en mèches éparses sur le drap grossier de son pourpoint coupé à l'ancienne mode. L'age n'avait point modéré la fougue de son sang. à le voir droit et ferme sur la selle, lorsqu'il chevauchait sous la futaie, les gens de la forêt se sentaient le coeur gaillard et disaient:
--Tant que vivra notre monsieur, il y aura un Breton dans la Bretagne, et gare aux sangsues de Paris.
Ils disaient vrai. Le patriotisme de Nicolas Treml était aussi indomptable qu'exclusif. La décadence graduelle du parti de l'indépendance, loin de lui être un enseignement, n'avait fait que grandir son obstination. D'année en année, ses collègues des états écoutaient avec moins de faveur ses rudes protestations; mais il protestait toujours, et c'était la main sur la garde de son épée qu'il fulminait ses mena?antes diatribes contre le représentant de la couronne.
Un jour, pendant qu'il parlait, messieurs de la noblesse se prirent à rire et plusieurs voix murmurèrent:
--Décidément, monsieur Nicolas a perdu la tête.
Il s'arrêta tout à coup: une grande paleur monta jusqu'à son front; son oeil lan?a un éclair. Il se couvrit et gagna lentement la porte. Sur le seuil il croisa ses bras et envoya au banc de la noblesse un long regard de défi.
--Je remercie Dieu, dit-il d'une voix lente et durement accentuée qui pénétra jusqu'aux extrémités de la salle, je remercie Dieu de n'avoir perdu que la tête, quand messieurs mes amis, eux, ont perdu le coeur.
à ce sanglant outrage vous eussiez vu bondir sur leurs sièges tous ces fiers gentilshommes. Vingt rapières furent à l'instant dégainées. Nicolas Treml ne bougea pas.
--Laissez là vos épées, reprit-il. Moi aussi, je fus insulté; pourtant je me retire. Ce n'est point du sang breton qu'il faut à ma colère. Adieu, messieurs. Je prie Dieu que vos enfants oublient leurs pères et se souviennent de leurs a?eux. Je me sépare de vous et je vous renie. Vous avez mis la Bretagne au tombeau; moi, je mettrai du sang sur le tombeau de la Bretagne. Quand il n'est plus temps de combattre, il est temps encore de se venger et de mourir.
M. de La Tremlays monta sur son bon cheval et prit la route de son domaine.
Ceux qui le rencontrèrent en chemin, ce jour-là, ne purent deviner les pensées qui se pressaient dans son esprit. Robuste de coeur autant que de corps, il savait garder au-dedans de lui sa colère. Son front restait calme, son regard errait, vague et indifférent, sur le plat paysage des environs de Rennes.
Lorsqu'il entra sous le couvert de la forêt, le soleil baissait à l'horizon. M. de La Tremlays contempla plus d'une fois avec convoitise les retranchements naturels et imprenables qu'offrait à chaque pas le sol vierge; il comptait involontairement ces hommes vigoureux et vaillants qui le saluaient de loin avec une respectueuse affection.
--La guerre, pensait-il, pourrait être terrible avec ces soldats et ces retraites.
Il arrêtait son cheval et devenait rêveur. Mais bient?t une idée tyrannique fron?ait ses sourcils grisonnants. Il se redressait et son oeil brillait d'un sauvage éclat.
--Point de guerre! disait-il alors. Un duel! Un seul coup, une seule mort!
Et M. de La Tremlays, enfon?ant ses éperons dans les flancs de son cheval, combinait un de ces plans dont l'extravagante hardiesse amène le sourire sur les lèvres des hommes de bon sens, et que le succès peut à peine sanctionner: un plan audacieux, chevaleresque, mais impossible et fou, dont l'idée ne pouvait germer que dans un cerveau de gentilhomme campagnard, ignorant le monde et toisant la prose du présent à la poétique mesure du passé.
Il ne faudrait point pourtant se méprendre et taxer Nicolas Treml de démence, parce que son entreprise dépassait les bornes du possible. Il le savait et son enthousiasme ne lui cachait point la profondeur de l'ab?me.
Mais c'est un de ces hommes à cervelle de bronze, qui voient le précipice ouvert et ne s'arrêtent point pour si peu en chemin.
Une seule circonstance e?t pu le faire hésiter. La maison de La Tremlays n'avait qu'un héritier direct, Georges Treml, petit-fils du vieux gentilhomme. Que deviendrait cet enfant de cinq ans, frappé dans la personne de son a?eul et dépourvu de protecteur naturel? Nicolas Treml supportait impatiemment cette objection que lui faisait sa conscience.
--Si je réussis, pensait-il, Georges aura un héritage de gloire; si j'échoue, monsieur mon cousin de Vaunoy lui gardera son patrimoine.
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