Le loup blanc | Page 2

Paul H. C. Féval
caste à part, un peuple à demi sauvage, ennemi-né de toute

innovation, et détestant par instinct et par intérêt tout régime autre que
la coutume, laquelle lui accordait tacitement un droit d'usage illimité
sur tous les produits de la forêt, sauf le gibier.
De temps immémorial, sabotiers, tonneliers, charbonniers et vanniers
avaient pu, non seulement ignorer jusqu'au nom d'_impôt_, mais encore
prendre le bois nécessaire à leur industrie sans indemnité aucune. Dans
leur croyance, la forêt était leur légitime patrimoine: ils y étaient nés;
ils avaient le droit imprescriptible d'y vivre et d'y mourir. Quiconque
leur contestait ce droit devenait pour eux un oppresseur.
Or ils n'étaient point gens à se laisser opprimer sans résistance.
Louis XIV était mort. Philippe d'Orléans, au mépris du testament du
monarque défunt, tenait la régence. Bien que ce prince, pour qui
l'histoire a eu de sévères condamnations, mît volontairement en oubli la
grande politique de son maître, cette politique subsistait par sa force
propre, partout où des mains malhabiles ou perfides ne prenaient point
à tâche de la miner sourdement.
En Bretagne, la longue et vaillante résistance des États avait pris fin.
Un intendant de l'impôt avait été installé à Rennes, et le pacte d'Union,
violemment amendé, ne gardait plus ses fières stipulations en faveur
des libertés de la province. Le parti breton était donc vaincu; la
Bretagne se faisait France en définitive: il n'y avait plus de frontière.
Mais autre chose était de consentir une mesure en assemblée
parlementaire, autre chose de faire passer cette mesure dans les moeurs
d'un peuple dont l'entêtement est devenu proverbial. M. de Pontchartain,
le nouvel intendant royal de l'impôt, avait l'investiture légale de ses
fonctions; il lui restait à exécuter son mandat, ce qui n'était point chose
facile.
Partout on accusa les États de forfaiture: on résistait partout.
Lors de la conspiration de Cellamare, ce fut en Bretagne que la
duchesse du Maine réunit ses plus hardis soldats. Les _Chevaliers de la

Mouche à miel_ qui se nommaient aussi les _Frères bretons, formaient
une véritable armée dont les chefs, MM. de Pontcallec, de Talhoët, de
Rohan-Polduc et autres eurent la tête tranchée sous le Bouffay de
Nantes, en 1718.
Ce fut un rude coup. La conspiration rentra sous terre.
Mais la ligue des Frères bretons, antérieure à la conspiration, et qui, en
réalité, n'avait plus d'objet politique, continua d'exister et d'agir quand
la conspiration fut morte.
C'est le propre des assemblées secrètes de vivre sous terre. Les Frères
bretons refusèrent d'abord l'impôt les armes à la main, puis ils cédèrent
à leur tour, mais, tout en cédant, ils vécurent.
Vingt ans après l'époque où se passèrent les événements que nous
allons raconter, et qui forment le prologue de notre récit, nous
retrouverons leurs traces. Le mystère est dans la nature de l'homme.
Les sociétés secrètes meurent cent fois.
En 1719, presque tous les gentilshommes s'étaient retirés de
l'association, mais elle subsistait parmi le bas peuple des villes et des
campagnes.
Ce qui restait de _frères_ nobles était l'objet d'un véritable culte.
Les châteaux où se retranchaient ces partisans inflexibles de
l'indépendance devenaient des centres autour desquels se groupaient les
mécontents. Ceux-ci étaient peut-être impuissants déjà pour agir sur
une grande échelle, mais leur opposition (qu'on nous passe
l'anachronisme) se faisait en toute sécurité.
Il eût fallu, pour les réduire, mettre à feu et à sang le pays où ils avaient
des attaches innombrables.
D'après ce que nous avons dit de la forêt de Rennes, on doit penser
qu'elle était un des plus actifs foyers de la résistance. Sa population
entièrement composée de gens pauvres, ignorants et endurcis aux plus

rudes travaux, était dans des conditions singulièrement favorables à
cette résistance, dont le fond est une négation pure et simple, soutenue
par la force d'inertie. Assez nombreux et assez unis pour combattre si
nulle autre ressource ne pouvait être employée, les gens de la forêt
attendaient, confiants dans les retraites inaccessibles qu'offrait, à
chaque pas, le pays, confiants surtout dans la connaissance parfaite
qu'ils avaient de leur forêt, cet immense et sombre labyrinthe dont les
taillis reliaient la campagne de Rennes aux faubourgs de Fougères et de
Vitré.
Dans ces trois villes, ils avaient des adhérents. Le premier coup de
mousquet tiré sous le couvert devait armer la plèbe déguenillée des
basses rues de Rennes, les historiques bourgeois de Vitré, qui portaient
encore brassards, hauberts et salades, comme des hommes d'armes, du
XVe siècle, et les habiles braconniers de Fougères. Avec tout cela, il
était raisonnable d'espérer que les sergents de M. de Pontchartrain
pourraient ne point avoir beau jeu.
Il y avait au monde un homme qu'ils respectaient tant que, si cet
homme leur eût dit: payez l'impôt au roi de France, ils auraient
peut-être obéi.
Mais cet homme n'avait garde.
Il était justement, cet homme, l'un des plus obstinés
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