les mains au ciel; si vous le voyiez, avec son chapeau crasseux, sa vieille redingote, son parapluie rapiécé et son air bonasse; il a plut?t l'air d'un saint que d'autre chose.
-- Mais alors, mère Arsène, qu'est-ce qu'il peut venir faire ainsi tout seul pendant des heures dans ce taudis du fond de la cour, où on voit à peine clair en plein midi.
-- C'est ce que je vous demande, mademoiselle; qu'est-ce qu'il y peut faire? car pour venir s'amuser à être dans ses meubles, ce n'est pas possible: il y a en tout chez lui un lit de sangle, une table, un poêle, une chaise et une vieille malle.
-- C'est dans les prix de l'établissement de Philémon, dit Rose- Pompon.
-- Et, malgré ?a, mademoiselle, il a autant de peur qu'on entre chez lui que si on était des voleurs et qu'il aurait des meubles en or massif; il a fait mettre à ses frais une serrure de s?reté; il ne me laisse jamais sa clef; enfin il allume son feu lui-même dans son poêle, plut?t que de laisser entrer quelqu'un chez lui.
-- Et vous dites qu'il est vieux.
-- Oui, mademoiselle... dans les cinquante à soixante.
-- Et laid?
-- Figurez-vous comme deux petits yeux de vipère percés avec une vrille, dans une figure toute blême, comme celle d'un mort... si blême enfin que les lèvres sont blanches, voilà pour son visage. Quant à son caractère, le vieux brave homme est si poli, il vous ?te si souvent son chapeau en vous faisant un grand salut, que c'en est embarrassant.
-- Mais j'en reviens toujours là, reprit Rose-Pompon, qu'est-ce qu'il peut faire tout seul dans ces deux chambres? Après ?a, si Céphyse prend le cabinet au-dessus quand Philémon sera revenu, nous pourrons nous amuser à en savoir quelque chose... Et combien veut-on louer ce cabinet?
-- Dame... mademoiselle, il est en si mauvais état que le propriétaire le laisserait, je crois bien, pour cinquante à cinquante-cinq francs par an, car il n'y a guère moyen d'y mettre de poêle, et il est seulement éclairé par une petite lucarne en tabatière.
-- Pauvre Céphyse! dit Rose-Pompon en soupirant et en secouant tristement la tête; après s'être tant amusée, après avoir tant dépensé d'argent avec Jacques Rennepont, habiter-là et se mettre à vivre de son travail!... Faut-il qu'elle ait du courage!...
-- Le fait est qu'il y a loin de ce cabinet à la voiture à quatre chevaux où Mlle Céphyse est venue vous chercher l'autre jour, avec tous ces beaux masques, qui étaient si gais... surtout ce gros en casque de papier d'argent avec un plumeau et en bottes à revers... Quel réjoui!
-- Oui, dit Nini-Moulin: il n'y a pas son pareil pour danser le _fruit défendu... _Il fallait le voir en vis-à-vis avec Céphyse... la reine Bacchanal... Pauvre rieuse... pauvre tapageuse!... Si elle fait du bruit maintenant, c'est en pleurant...
-- Ah!... les jeunesses... les jeunesses!... dit la fruitière.
-- écoutez donc, mère Arsène, vous avez été jeune aussi... vous...
-- Ma foi, c'est tout au plus! et à vrai dire, je me suis toujours vue à peu près comme vous me voyez.
-- Et les amoureux, mère Arsène?
-- Les amoureux! ah bien, oui! D'abord j'étais laide, et puis j'étais trop bien préservée.
-- Votre mère vous surveillait donc beaucoup?
-- Non, mademoiselle... mais j'étais attelée...
-- Comment, attelée? s'écria Rose-Pompon ébahie, en interrompant la fruitière.
-- Oui, mademoiselle, attelée à un tonneau de porteur d'eau avec mon frère. Aussi, voyez-vous, quand nous avions tiré comme deux vrais chevaux pendant huit ou dix heures par jour je n'avais guère le coeur de penser aux gaudrioles.
-- Pauvre mère Arsène, quel rude métier! dit Rose-Pompon avec intérêt.
-- L'hiver surtout, dans les gelées... c'était le plus dur... moi et mon frère nous étions obligés de nous faire clouter à glace, à cause du verglas.
-- Et une femme encore... faire ce métier-là!... ?a fend le coeur... et on défend d'atteler les chiens[1]!... ajouta très sensément Rose-Pompon.
-- Dame! c'est vrai, reprit la Mère Arsène, les animaux sont quelquefois plus heureux que les personnes; mais que voulez-vous? Il faut vivre... Où la bête est attachée, faut qu'elle broute... mais c'était dur... J'ai gagné à cela une maladie de poumons, ce n'est pas ma faute! Cette espèce de bricole dont j'étais attelée... en tirant, voyez-vous, ?a me pressait tant et tant la poitrine, que je ne pouvais pas respirer... aussi j'ai abandonné l'attelage et j'ai pris une boutique. C'est pour vous dire que si j'avais eu des occasions et de la gentillesse, j'aurais peut-être été comme tant de jeunesses qui commencent par rire et finissent...
-- Par tout le contraire, c'est vrai, mère Arsène; mais aussi, tout le monde n'aurait pas le courage de s'atteler pour rester sage... Alors on se fait une raison, on se dit qu'il faut s'amuser tant qu'on est jeune et gentille... et puis qu'on n'a pas dix-sept ans
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