Le juif errant - Tome II | Page 3

Eugène Süe
cinq jours.
-- Et il y vient tout seul?
-- Toujours seul.
-- Vous en êtes sûre? Il ne ferait pas entrer par hasard de petite femme
en minon-minette? car alors Philémon vous donnerait congé, dit
Rose-Pompon d'un air plaisamment pudibond.

-- M. Charlemagne! une femme chez lui! Ah! le pauvre cher homme!
dit la fruitière en levant les mains au ciel; si vous le voyiez, avec son
chapeau crasseux, sa vieille redingote, son parapluie rapiécé et son air
bonasse; il a plutôt l'air d'un saint que d'autre chose.
-- Mais alors, mère Arsène, qu'est-ce qu'il peut venir faire ainsi tout
seul pendant des heures dans ce taudis du fond de la cour, où on voit à
peine clair en plein midi.
-- C'est ce que je vous demande, mademoiselle; qu'est-ce qu'il y peut
faire? car pour venir s'amuser à être dans ses meubles, ce n'est pas
possible: il y a en tout chez lui un lit de sangle, une table, un poêle, une
chaise et une vieille malle.
-- C'est dans les prix de l'établissement de Philémon, dit Rose- Pompon.
-- Et, malgré ça, mademoiselle, il a autant de peur qu'on entre chez lui
que si on était des voleurs et qu'il aurait des meubles en or massif; il a
fait mettre à ses frais une serrure de sûreté; il ne me laisse jamais sa clef;
enfin il allume son feu lui-même dans son poêle, plutôt que de laisser
entrer quelqu'un chez lui.
-- Et vous dites qu'il est vieux.
-- Oui, mademoiselle... dans les cinquante à soixante.
-- Et laid?
-- Figurez-vous comme deux petits yeux de vipère percés avec une
vrille, dans une figure toute blême, comme celle d'un mort... si blême
enfin que les lèvres sont blanches, voilà pour son visage. Quant à son
caractère, le vieux brave homme est si poli, il vous ôte si souvent son
chapeau en vous faisant un grand salut, que c'en est embarrassant.
-- Mais j'en reviens toujours là, reprit Rose-Pompon, qu'est-ce qu'il peut
faire tout seul dans ces deux chambres? Après ça, si Céphyse prend le
cabinet au-dessus quand Philémon sera revenu, nous pourrons nous
amuser à en savoir quelque chose... Et combien veut-on louer ce
cabinet?
-- Dame... mademoiselle, il est en si mauvais état que le propriétaire le
laisserait, je crois bien, pour cinquante à cinquante-cinq francs par an,
car il n'y a guère moyen d'y mettre de poêle, et il est seulement éclairé
par une petite lucarne en tabatière.
-- Pauvre Céphyse! dit Rose-Pompon en soupirant et en secouant
tristement la tête; après s'être tant amusée, après avoir tant dépensé
d'argent avec Jacques Rennepont, habiter-là et se mettre à vivre de son

travail!... Faut-il qu'elle ait du courage!...
-- Le fait est qu'il y a loin de ce cabinet à la voiture à quatre chevaux où
Mlle Céphyse est venue vous chercher l'autre jour, avec tous ces beaux
masques, qui étaient si gais... surtout ce gros en casque de papier
d'argent avec un plumeau et en bottes à revers... Quel réjoui!
-- Oui, dit Nini-Moulin: il n'y a pas son pareil pour danser le _fruit
défendu... _Il fallait le voir en vis-à-vis avec Céphyse... la reine
Bacchanal... Pauvre rieuse... pauvre tapageuse!... Si elle fait du bruit
maintenant, c'est en pleurant...
-- Ah!... les jeunesses... les jeunesses!... dit la fruitière.
-- Écoutez donc, mère Arsène, vous avez été jeune aussi... vous...
-- Ma foi, c'est tout au plus! et à vrai dire, je me suis toujours vue à peu
près comme vous me voyez.
-- Et les amoureux, mère Arsène?
-- Les amoureux! ah bien, oui! D'abord j'étais laide, et puis j'étais trop
bien préservée.
-- Votre mère vous surveillait donc beaucoup?
-- Non, mademoiselle... mais j'étais attelée...
-- Comment, attelée? s'écria Rose-Pompon ébahie, en interrompant la
fruitière.
-- Oui, mademoiselle, attelée à un tonneau de porteur d'eau avec mon
frère. Aussi, voyez-vous, quand nous avions tiré comme deux vrais
chevaux pendant huit ou dix heures par jour je n'avais guère le coeur de
penser aux gaudrioles.
-- Pauvre mère Arsène, quel rude métier! dit Rose-Pompon avec intérêt.
-- L'hiver surtout, dans les gelées... c'était le plus dur... moi et mon frère
nous étions obligés de nous faire clouter à glace, à cause du verglas.
-- Et une femme encore... faire ce métier-là!... ça fend le coeur... et on
défend d'atteler les chiens[1]!... ajouta très sensément Rose-Pompon.
-- Dame! c'est vrai, reprit la Mère Arsène, les animaux sont quelquefois
plus heureux que les personnes; mais que voulez-vous? Il faut vivre...
Où la bête est attachée, faut qu'elle broute... mais c'était dur... J'ai gagné
à cela une maladie de poumons, ce n'est pas ma faute! Cette espèce de
bricole dont j'étais attelée... en tirant, voyez-vous, ça me pressait tant et
tant la poitrine, que je ne pouvais pas respirer... aussi
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