Le juif errant - Tome II | Page 2

Eugène Süe
mais respectueux sigisbée, était, on le sait,
Nini-Moulin, ce _chicard _orthodoxe qui, le cas échéant, se
transfigurait après boire en Jacques Dumoulin, l'écrivain religieux,
passait ainsi allègrement de la danse échevelée à la polémique
ultramontaine, de la _Tulipe orageuse _à un pamphlet catholique.
Rose-Pompon venait de quitter son lit, ainsi qu'il apparaissait au
négligé de sa toilette matinale et bizarre; sans doute à défaut d'autre
coiffure elle portait crânement sur ses charmants cheveux blonds, bien
lissés et peignés, un bonnet de police emprunté à son costume de
coquet débardeur; rien n'était plus espiègle que cette mine de dix-sept

ans, rose, fraîche, potelée, brillamment animée par deux yeux bleus,
gais et pétillants. Rose-Pompon s'enveloppait si étroitement le cou
jusqu'aux pieds dans son manteau écossais à carreaux rouges et verts un
peu fané, que l'on devinait une pudibonde préoccupation; ses pieds nus,
si blancs que l'on ne savait si elle avait ou non des bas, étaient chaussés
de petits souliers de maroquin rouge à boucle argentée... Il était facile
de s'apercevoir que son manteau cachait un objet qu'elle tenait à la
main.
-- Bonjour, mademoiselle Rose-Pompon, dit la mère Arsène d'un air
avenant, vous êtes matinale aujourd'hui, vous n'avez donc pas dansé
hier?
-- Ne m'en parlez pas, mère Arsène, je n'avais guère le coeur à la danse;
cette pauvre Céphyse (la reine Bacchanal, soeur de la Mayeux) a pleuré
toute la nuit, elle ne peut se consoler de ce que son amant est en prison.
-- Tenez, dit la fruitière, tenez, mademoiselle, faut que je vous dise une
chose à propos de votre Céphyse. Ça ne vous fâchera pas?
-- Est-ce que je me fâche, moi?... dit Rose-Pompon en haussant les
épaules.
-- Croyez-vous que M. Philémon, à son retour, ne me grondera pas?
-- Vous gronder! Pourquoi?
-- À cause de son logement, que vous occupez...
-- Ah ça, mère Arsène, est-ce que Philémon ne vous a pas dit qu'en son
absence je serai maîtresse de ses deux chambres comme je l'étais de
lui-même?
-- Ce n'est pas pour vous que je parle, mademoiselle, mais pour votre
amie Céphyse, que vous avez aussi amenée dans le logement de M.
Philémon.
-- Et où serait-elle allée sans moi, ma bonne mère Arsène? Depuis que
son amant a été arrêté, elle n'a pas osé retourner chez elle, parce qu'ils y
devaient toutes sortes de termes. Voyant sa peine, je lui ai dit. «Viens
toujours loger chez Philémon; à son retour nous verrons à te caser
autrement.»
-- Dame, mademoiselle, si vous m'assurez que M. Philémon ne sera pas
fâché... à la bonne heure.
-- Fâché, et de quoi? qu'on lui abîme son ménage? Il est si gentil, son
ménage! Hier, j'ai cassé la dernière tasse... et voilà dans quelle drôle de
chose je suis réduite à venir chercher du lait.

Et Rose-Pompon, riant aux éclats, sortit son joli petit bras blanc de son
manteau et fit voir à la mère Arsène un de ces verres à vin de
champagne de capacité colossale, qui tiennent une bouteille environ.
-- Ah! mon Dieu! dit la fruitière ébahie, on dirait une trompette de
cristal.
-- C'est le verre de grande tenue de Philémon, dont on l'a décoré quand
il a été reçu _canotier flambard, _dit gravement Rose- Pompon.
-- Et dire qu'il va falloir vous mettre votre lait là-dedans! ça me rend
toute honteuse, dit la mère Arsène.
-- Et moi donc... si je rencontrais quelqu'un dans l'escalier... en tenant
ce verre à la main comme un cierge... Je rirais trop... je casserais la
dernière pièce du bazar à Philémon et il me donnerait sa malédiction.
-- Il n'y a pas de danger que vous rencontriez quelqu'un; le premier est
déjà sorti, et le second ne se lève que tard.
-- À propos de locataire, dit Rose-Pompon, est-ce qu'il n'y a pas à louer
une chambre au second, dans le fond de la cour? Je pense à ça pour
Céphyse, une fois que Philémon sera de retour.
-- Oui, il y a un mauvais petit cabinet sous le toit... au-dessus des deux
pièces du vieux bonhomme qui est si mystérieux, dit la mère Arsène.
-- Ah! oui, le père Charlemagne... vous n'en savez pas davantage sur
son compte?
-- Mon Dieu, non, mademoiselle, si ce n'est qu'il est venu ce matin au
point du jour; il a cogné aux contrevents:
«-- Avez-vous reçu une lettre pour moi, ma chère dame? m'a-t-il dit (il
est toujours si poli, ce brave homme).
«-- Non, monsieur, que je lui ai répondu.
«-- Bien! bien! alors ne vous dérangez pas, ma chère dame, je
repasserai.
«Et il est reparti.
-- Il ne couche donc jamais dans la maison?
-- Jamais. Probablement qu'il loge autre part, car il ne vient passer ici
que quelques heures dans la journée tous les quatre ou
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