et examine avec
stupéfaction les deux élégants.
La tête était celle du docteur Sue, le cacolet vert était ce que l'on
appelait dans la famille la voiture aux trois lanternes. C'était une voiture
basse inventée par le docteur Sue, et de laquelle on descendait sans
marchepied: l'aïeule de tous nos petits coupés d'aujourd'hui.
Cette tête frappa les deux jeunes gens comme eût fait celle de Méduse;
seulement, au lieu de les pétrifier, elle leur donna des ailes; ils partirent
au galop.
Par malheur, il fallait rentrer; on ne rentra que le surlendemain, c'est
vrai, mais on rentra.
La justice veillait à la porte sous les traits du docteur Sue; il fallut tout
avouer, et ce fut même un bonheur que l'on avouât tout. La maison
Ermingot et Godefroy commençait de montrer les dents sous la forme
de papier timbré.
L'homme d'affaires du docteur Sue fut chargé d'entrer en arrangement
avec MM. Ermingot et Godefroy; ces messieurs, au reste, venaient
d'avoir un petit désagrément en police correctionnelle, ce qui les rendit
tout à fait coulants.
Moyennant deux mille francs, ils rendirent les lettres de change et
donnèrent quittance générale.
Sur quoi, Eugène Sue s'engagea à rejoindre son poste à l'hôpital
militaire de Toulon.
Desforges perdit toute la confiance du docteur. Il fut reconnu par
l'enquête qu'il avait trempé jusqu'au cou dans l'affaire Ermingot et
Godefroy, et il fut mis à l'index; ce qui le détermina -- facilité toujours
par sa fortune personnelle -- à suivre Eugène Sue à Toulon.
Damon n'eût pas donné une plus grande preuve de dévouement à
Pythias.
On passa la dernière nuit ensemble: de Leuven, Adam, Desforges,
Romieu, Croissy, Millaud, un cousin d'Eugène Sue, charmant garçon
qui est allé mourir depuis en Amérique, Mira, le fils du célèbre Brunet,
dont un duel fatal illustra depuis l'adresse.
Au moment du départ, l'enthousiasme fut tel, que Romieu et Mira
résolurent d'escorter la diligence.
Eugène Sue et Desforges étaient dans le coupé; Romieu et Mira
galopaient aux deux portières.
Romieu galopa jusqu'à Fontainebleau; là, il lui fallut absolument
descendre de cheval.
Mira, s'entêtant, fit trois lieues de plus puis force lui fut de s'arrêter à
son tour.
La diligence continua majestueusement son chemin, laissant les blessés
en route.
On arriva le cinquième jour à Toulon.
Le premier soin des exilés fut d'écrire, pour avoir des nouvelles de leurs
amis.
Romieu avait été ramené dans la capitale sur une civière.
Mira avait préféré attendre sa convalescence là où il était, et, quinze
jours après, rentrait à Paris en voiture.
On s'installa à Toulon et l'on commença de faire les beaux avec les
restes de la splendeur parisienne. Ces restes de splendeur, un peu fanés,
étaient du luxe à Toulon.
Les Toulonnais ne tardèrent pas à regarder les nouveaux venus d'un
mauvais oeil; ils appelaient Eugène Sue, le _Beau Sue. _Les
Toulonnais faisaient un calembour auquel l'orthographe manquait, mais
qui se rachetait par la consonance.
Le calembour eut d'autant plus de succès là-bas, qu'Eugène Sue, très
beau garçon, du reste, nous l'avons dit déjà, avait la tête un peu dans les
épaules.
Mais le haro redoubla, quand on vit tous les soirs venir les muscadins
au théâtre, et que l'on s'aperçut qu'ils y venaient particulièrement pour
lorgner la première amoureuse, Mlle Florival.
C'était presque s'attaquer aux autorités: le sous-préfet protégeait la
première amoureuse.
Les deux Parisiens s'entêtèrent et demandèrent leurs entrées dans les
coulisses. Desforges faisait valoir sa qualité d'auteur dramatique; il
avait eu deux ou trois vaudevilles joués à Paris.
Eugène Sue était vierge de toute espèce de littérature et ne donnait
aucun signe de vocation pour la carrière d'homme de lettres; il était
plutôt peintre. Gamin, il avait couru les ateliers, dessinait, croquait,
brossait.
Il y a sept ou huit ans à peine, que je voyais encore, dans une des
anciennes rues qui longeaient la Madeleine, un cheval qu'il avait
dessiné sur la muraille avec du vernis noir et un pinceau à cirer les
bottes.
Le cheval s'est écroulé avec la rue.
La porte des coulisses restait donc impitoyablement fermée; ce qui
donnait aux Toulonnais le droit incontestable de goguenarder les
Parisiens.
Par bonheur, Louis XVIII était mort le 15 septembre 1824, et Charles X
avait eu l'idée de se faire sacrer; la cérémonie devait avoir lieu dans la
cathédrale de Reims, le 26 mai 1825.
Maintenant, comment la mort du roi Louis XVIII à Paris, comment le
sacre du roi Charles X à Reims pouvaient-ils faire ouvrir les portes du
théâtre de Toulon à Desforges et à Eugène Sue?
Voici.
Desforges proposa à Eugène Sue de faire, sur le sacre, ce que l'on
appelait, à cette époque, un _à-propos. _Eugène Sue accepta, bien
entendu.
L'_à-propos _fut représenté au milieu de l'enthousiasme universel. J'ai
encore cette bluette, écrite tout entière de la main d'Eugène Sue.
Le même soir, les deux auteurs avaient, d'une

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