Le juif errant - Tome I | Page 5

Eugène Süe

petite porte de la rue à un endroit convenu.
Un attardé se trouvait-il sans asile, il se dirigeait vers la rue du Rempart,

allongeait la main dans un trou de la muraille, y trouvait la clef, ouvrait
la porte, remettait religieusement la clef à sa place, tirait la porte
derrière lui, allumait la bougie, s'il était le premier, mangeait, buvait et
se couchait dans le lit.
Si un second suivait le premier, il trouvait la clef au même endroit,
pénétrait de la même façon, mangeait le reste du poulet, buvait le reste
du vin, levait la couverture à son tour et se fourrait dessous.
Si un troisième suivait le second, même jeu pour la clef, même jeu pour
la porte; seulement, celui-ci ne trouvait plus ni poulet, ni vin, ni place
dans le lit: il mangeait le reste du pain, buvait un verre d'eau et
s'étendait sur le canapé.
Si le nombre grossissait outre mesure, les derniers venus tiraient un
matelas du lit et couchaient par terre.
Une nuit, Rousseau arriva le dernier; la lumière était éteinte: il compta
à tâtons quatorze jambes!
Cela dura quatre ou cinq ans, sans que le docteur Sue se doutât le
moins du monde que sa maison était un caravansérail dans lequel
l'hospitalité était pratiquée gratis et sur une grande échelle.
Au milieu de cette vie de bohème, Eugène fut pris tout à coup de la
fantaisie d'avoir un groom, un cheval et un cabriolet, Or, comme son
père lui tenait de plus en plus la dragée haute, il lui fallut, pour pouvoir
satisfaire ce caprice, recourir aux expédients.
Il fut mis en rapport avec deux honnêtes capitalistes qui vendaient des
souricières et des contrebasses aux jeunes gens qui se sentaient la
vocation du commerce...
On les nommait MM. Ermingot et Godefroy.
J'ignore si ces messieurs vivent encore et font le même métier; mais,
ma foi, à tout hasard, nous citons les noms, espérant qu'on ne prendra
pas les lignes que nous écrivons pour une réclame.

MM. Ermingot et Godefroy allèrent aux informations; ils surent
qu'Eugène Sue devait hériter d'une centaine de mille francs de son
grand-père maternel et de quatre à cinq cent mille francs de son père.
Ils comprirent qu'ils pouvaient se risquer.
Ils parlèrent de vins qu'ils avaient à vendre dans d'excellentes
conditions et sur lesquels il y avait à gagner cent pour cent! Eugène Sue
répondit qu'il lui serait agréable d'en acheter pour une certaine somme.
Il reçut, en conséquence, une invitation à déjeuner à Bercy pour lui et
un de ses amis.
Il jeta les yeux sur Desforges; Desforges passait pour l'homme rangé de
la société, et le docteur Sue avait la plus grande confiance en lui.
On était attendu aux Gros-Marronniers.
Le déjeuner fut splendide; on fit goûter aux deux jeunes gens les vins
dont ils venaient faire l'acquisition, et Eugène Sue, sur lequel s'opérait
particulièrement la séduction, en fut si content, qu'il en acheta, séance
tenante, pour quinze mille francs, que, séance tenante toujours, il régla
en lettres de change.
Le vin fut déposé dans une maison tierce, avec faculté pour Eugène Sue
de le faire goûter, de le vendre et de faire dessus tels bénéfices qu'il lui
conviendrait.
Huit jours après, Eugène Sue revendait à un compère de la maison
Ermingot et Godefroy son lot de vins pour la somme de quinze cents
francs payés comptant.
On perdait treize mille cinq cents francs sur la spéculation, mais on
avait quinze cents francs d'argent frais. C'était de quoi réaliser
l'ambition qui, depuis un an, empêchait les deux amis de dormir: un
groom, un cheval et un cabriolet.
Comment, demandera le lecteur, peut-on avoir, avec quinze cents
francs, un groom, un cheval et un cabriolet?

C'est inouï, le crédit que donnent quinze cents francs d'argent comptant,
surtout quand on est fils de famille et que l'on peut s'adresser aux
fournisseurs de son père.
On acheta le cabriolet chez Sailer, carrossier du docteur, et l'on donna
cinq cents francs à compte; on acheta le cheval chez Kunsmann, où l'on
prenait des leçons d'équitation, et l'on donna cinq cents francs à compte.
On restait à la tête de cinq cents francs: on engagea un groom que l'on
habilla de la tête aux pieds; ce n'était pas ruineux, on avait crédit chez
le tailleur, le bottier et le chapelier.
On était arrivé à ce magnifique résultat, au commencement de l'hiver de
1823 à 1824.
Le cabriolet dura tout l'hiver.
Au printemps, on résolut de monter un peu à cheval pour saluer les
premières feuilles.
Un matin; on partit; Eugène Sue et Desforges, à cheval, étaient suivis
de leur groom, à cheval comme eux.
À moitié chemin des Champs-Élysées, comme on était en train de
distribuer des saluts aux hommes et des sourires aux femmes, un
cacolet vert s'arrête, une tête sort par la portière
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