Le juif errant - Tome I | Page 3

Eugène Süe

Eugène Sue y retrouva son cousin Ferdinand Langlé et le futur docteur
Louis Véron, qui devait aussi abandonner la médecine, non pour faire,
mais pour faire faire de la littérature.
Nous avons dit qu'Eugène Sue avait beaucoup du caractère de sa
nourrice la chèvre. C'était, en effet, et nous l'avons encore connu ainsi,
un franc gamin de bonne maison, toujours prêt à faire quelque méchant
tour, même à son père, et, disons plus, surtout à son père, qui venait de
se remarier et le traitait fort rudement.
Mais aussi, comme on se vengeait de cette rudesse!
Le docteur Sue occupait ses élèves à lui préparer son cours d'histoire
naturelle; la préparation se faisait dans un magnifique cabinet
d'anatomie qu'il a laissé par testament aux Beaux-Arts. Ce cabinet,
entre autres curiosités, contenait le cerveau de Mirabeau, conservé dans
un bocal.
Les préparateurs en titre étaient Eugène Sue, Ferdinand Langlé et un de
leurs amis nommé Delattre, qui fut, depuis, et est probablement encore
docteur médecin; les préparateurs amateurs étaient un nommé Achille
Petit et un vieil et spirituel ami à nous, James Rousseau.
Les séances de préparation étaient assez tristes, d'autant plus tristes que
l'on avait devant soi, à portée de la main, deux armoires pleines de vins
près desquels le nectar des dieux n'était que de la blanquette de
Limoux.
Ces vins étaient des cadeaux qu'après l'invasion de 1815, les souverains
alliés avaient faits au docteur Sue. Il y avait des vins de tokai donnés
par l'empereur d'Autriche; des vins du Rhin donnés par le roi de Prusse,
du johannisberg donné par M. de Metternich, et, enfin, une centaine de

bouteilles de vin d'Alicante, données par Mme de Morville, et qui
portaient la date respectable, mieux que respectable, vénérable de 1750.
On avait essayé de tous les moyens pour ouvrir les armoires: les
armoires avaient vertueusement résisté à la persuasion comme à la
force.
On désespérait de faire jamais connaissance avec l'alicante de Mme de
Morville, avec le johannisberg de M. de Metternich, avec le
liebfraumilch du roi de Prusse, et avec le tokai de l'empereur d'Autriche,
autrement que par les échantillons que, dans ses grands dîners, le
docteur Sue versait à ses convives dans des dés à coudre, lorsqu'un jour,
en fouillant dans un squelette, Eugène Sue trouva par hasard un
trousseau de clefs.
C'étaient les clefs des armoires!
Dès le premier jour, on mit la main sur une bouteille de vin de tokai au
cachet impérial, et on la vida jusqu'à la dernière goutte; puis on fit
disparaître la bouteille.
Le lendemain, ce fut le tour du johannisberg; le surlendemain, celui du
liebfraumilch; le jour suivant, de l'alicante.
On en fit autant de ces trois bouteilles que de la première.
Mais James Rousseau, qui était l'aîné et qui, par conséquent, avait une
science du monde supérieure à celle de ses jeunes amis, qui hasardaient
leurs pas sur le terrain glissant de la société, James Rousseau fit
judicieusement observer qu'au train dont on y allait, on creuserait bien
vite un gouffre, que l'oeil du docteur Sue plongerait dans ce gouffre et
qu'il y trouverait la vérité.
Il fit alors cette proposition astucieuse de boire chaque bouteille au tiers
seulement, de la remplir d'une composition chimique qui, autant que
possible, se rapprocherait du vin dégusté ce jour-là, de la reboucher
artistement et de la remettre à sa place.

Ferdinand Langlé appuya la proposition et, en sa qualité de
vaudevilliste, y ajouta un amendement; c'était de procéder à l'ouverture
de l'armoire à la manière antique, c'est-à-dire avec accompagnement de
choeurs.
Les deux propositions passèrent à l'unanimité.
Le même jour, l'armoire fut ouverte sur ce choeur, imité de _La Leçon
de botanique._
Le coryphée chantait:
_Que l'amour et la botanique_ _N'occupent pas tous nos instants;_ _Il
faut aussi que l'on s'applique_ _À boire le vin des parents._
Puis le choeur reprenait:
_Buvons le vin des grands-parents!_
Et l'on joignait l'exemple au précepte. Une fois lancés sur la voie de la
poésie, les préparateurs composèrent un second choeur pour le travail.
Ce travail consistait particulièrement à empailler de magnifiques
oiseaux que l'on recevait des quatre parties du monde. Voici le choeur
des travailleurs:
_Goûtons le sort que le ciel nous destine;_ _Reposons-nous sur le sein
des oiseaux;_ _Mêlons le camphre à la térébenthine,_ _Et par le vin
égayons nos travaux._
Sur quoi, on buvait une gorgée de la bouteille, qui se trouvait non pas
au tiers, mais à moitié vide.
Il s'agissait de suivre l'ordonnance de James Rousseau et de la remplir.
C'était l'affaire du comité de chimie, composé de Ferdinand Langlé,
d'Eugène Sue et de Delattre; plus tard, Romieu y fut adjoint.
Le comité de chimie faisait un affreux mélange de réglisse et de
caramel, remplaçait le vin bu par ce mélange improvisé, rebouchait la

bouteille aussi proprement que possible et la remettait à sa
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