Le grillon du foyer | Page 9

Charles Dickens
voiturier.
-- Ha! ha! vraiment, dit Tackleton en riant. Vous faites précisément un
couple pareil à nous.
L'indignation de Dot à cette assertion présomptueuse ne peut se décrire.
Cet homme était fou.
-- Écoutez, dit Tackleton en poussant le voiturier du coude et le tirant
un peu à l'écart, vous serez de la noce; nous sommes embarqués dans le
même bateau.
-- Comment, dans le même bateau! dit le voiturier.
-- À peu de chose près, vous savez, dit Tackleton. Venez passer une
soirée avec nous auparavant.
-- Pourquoi? dit le voiturier étonné d'une hospitalité si pressante.
-- Pourquoi? reprit l'autre, voilà une nouvelle manière de recevoir une
invitation! Pourquoi? pour se récréer, pour être en société, vous savez,
pour s'amuser.
-- Je croyais que vous n'étiez pas toujours sociable, dit le voiturier avec
sa franchise.
-- Allons, dit Tackleton, je vois qu'il ne sert de rien d'être franc avec

vous; c'est parce que votre femme et vous avez l'air d'être parfaitement
bien ensemble. Vous comprenez...
-- Non, je ne comprends pas, interrompit John, que voulez-vous dire?
-- Eh bien! dit Tackleton, comme vous avez l'air de faire très bon
ménage, votre société fera un très bon effet sur mistress Tackleton. Et
quoique je ne crois pas que votre femme me voie de très bon oeil, elle
ne peut s'empêcher d'entrer dans mes vues, car rien que son apparition
avec vous fera l'effet que je désire. Dites-moi donc que vous viendrez.
-- Nous nous sommes arrangés pour célébrer l'anniversaire de notre
jour de noce chez nous, nous nous le sommes promis. Vous savez que
le chez soi...
- Qu'est-ce que c'est que le _chez soi_? s'écria Tackleton, quatre murs
et un plafond. -- Vous avez un grillon? Pourquoi ne les tuez- vous pas?
je les tue, moi; je déteste ce cri. -- il y a quatre murs et un plafond chez
moi; venez-y.
-- Vous tuez les grillons? dit John.
-- Je les écrase, répondit l'autre en frappant le sol du talon. Vous
viendrez, n'est-ce pas? C'est autant votre intérêt que le mien que les
femmes se persuadent l'une à l'autre qu'elles sont contentes et qu'elles
ne peuvent pas être mieux. Je les connais. Tout ce qu'une femme dit,
une autre femme est aussitôt déterminée à le croire. Il y a entre elles un
esprit d'émulation tel que, si votre femme dit: «Je suis la plus heureuse
femme du monde, mon mari est le meilleur des maris, et je suis folle de
lui», ma femme dira la même chose de moi à la vôtre, et plus encore,
elle la croira à moitié.
-- Voudriez-vous dire qu'elle ne le pense pas? demanda le voiturier.
-- Qu'elle ne pense pas quoi? s'écria Tackleton avec un rire sardonique.
Le voiturier avait envie d'ajouter: «Qu'elle n'est pas folle de vous,»
mais en voyant son oeil à demi fermé, et une physionomie si peu faite
pour exciter l'affection, il dit: -- Qu'elle ne le croit pas?
-- Ah! vous plaisantez, dit Tackleton.
Mais le voiturier dont l'esprit était trop lent pour comprendre la
signification de ses paroles, regarda Tackleton d'un air si sérieux, que
celui-ci se crut obligé d'être un peu plus explicite.
-- J'ai le goût d'épouser une femme jeune et jolie dit-il; c'est mon goût
et j'ai les moyens de le satisfaire. C'est mon caprice. Mais..., regardez.
Tackleton montrant du doigt Dot assise devant le feu, le menton appuyé

sur sa main, et regardant la flamme d'un air pensif. Les regards du
voiturier se portèrent alternativement de sa femme sur Tackleton, et de
Tackleton sur sa femme.
-- Elle vous respecte et vous obéit, sans doute, dit Tackleton; eh! bien,
comme je ne suis pas un homme à grands sentiments, cela me suffit.
Mais croyez-vous qu'il n'y ait rien de plus en elle?
-- Je crois, répondit le voiturier, que si un homme me disait qu'il n'y a
rien de plus, je le jetterais par la fenêtre.
-- C'est bien cela, dit l'autre avec sa promptitude ordinaire. J'en suis sûr.
Je ne doute pas que vous le feriez. J'en suis certain. Bonsoir. Je vous
souhaite de bons rêves.
Le brave voiturier était abasourdi, et ces paroles l'avaient mis mal à
l'aise, malgré lui. Il ne put s'empêcher de le montrer à sa manière.
-- Bonsoir, mon cher ami, dit Tackleton d'un air de compassion. Je m'en
vais. Je vois qu'en réalité nous sommes logés tous deux à la même
enseigne. Ne viendrez-vous pas demain soir? Bon! Demain vous
sortirez pour faire des visites. Je sais où vous irez, et j'y mènerai celle
qui doit être ma femme. Cela lui fera du bien. Vous y consentez? Merci.
Qu'est-ce?
C'était un grand cri poussé par la femme du voiturier, un cri aigu,
perçant, qui fit retentir la cuisine. Elle s'était levée de sa chaise, et elle
était
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