pour dire; mais voyez vous, moi,
j'aime mieux mon travail que de manger ma paie avec les amis comme
on dit;... et puis, c'est pas ça mam' Lefèvre, quand on néglige son travail
pour vider la bouteille, on s'fait mépriser, on perd les pratiques, témoin,
sans vous offusquer, mon bourgeois, vot'neveu Guillaume?
MAD. LEFÈVRE
Ça n'me fâche pas l'moins du monde mon p'tit Rémi, mon neveu est un
mauvais sujet, un ivrogne qui... enfin... je gage qu'il n'est pas encore
rentré?
RÉMI
Ma foi, non, Mam' Lefèvre, vous avez mis l'nez dessus... hier, il a retiré
une trentaine de francs d'une pratique, il en sorti de suite et il ne
reviendra pas avant que tout soit mangé, soyez en sûre, Mam' Lefèvre.
MAD. LEFÈVRE
Ah! le sacripant!... Et dire que j'ai été faible, assez folle d'y donner ma
nièce Thérèse en mariage... mais dame on s'trompe souvent sur les
apparences.
RÉMI
Pauvr' mame Thérèse, c'est dommage, une si bonne petite femme!...
Ah!... (il soupire bruyamment).
MAD. LEFÈVRE
Trop bonne, mon p'tit Rémi, trop bonne, vois-tu, y va tout boire, tout
gaspiller et il ne lui laissera que les deux yeux pour pleurer... Oh! le
monstre!
RÉMI
Oui, et puis qu'elle en a de si beaux des yeux!... Ah! (même soupir).
MAD. LEFÈVRE
Mais comme tu soupires Rémi, on dirait qu't'as la cathédrale de
Strasbourg sur l'estomac?
RÉMI
Dame, mam' Lefèvre, quand j'vois une si jolie p'tite femme si mal
heureuse, qu'ça m'en rend tout triste voyez-vous?
MAD. LEFÈVRE
Ce bon Rémi!... Tiens vois-tu ce journal? Eh ben, il y a un mot, un
scélérat d'mot et si ce mot, ma nièce Thérèse voulait... malgré qu'j'en
veux à tous ces coquins d'ministres... eh! ben, malgré ça, j'crois que
j'dirais à Thérèse d'en profiter.
RÉMI (allongeant la tête).
Quéqu'c'est que c'mot là, mam' Lefèvre?
MAD. LEFÈVRE (lui mettant le journal sous le nez).
Tiens, lis.
RÉMI
«Le divorce!»
MAD. LEFÈVRE
Oui, oui, le divorce!... Loi infâme... mais qui rendrait libre ma pauvre
Thérèse.
RÉMI
Ah! Mam' Lefèvre, t'nez, faut que j'vous dise tout c'que j'ai sur l'coeur!...
D'puis que j'vois la bourgeoise, mam' Thérèse si malheureuse avec son
mari, que j'me suis mis à l'aimer d'tout mon coeur!... Et je m'disais
souvent: Dieu! Si j'avais une p'tite femme comme ça... l'la rendrais t'y
heureuse!... Tous les jours, levé de bonne heure, j'varlopperais avec
courage, j'y achèterais un tas d'colifichets de toilette, j'voudrais qu'elle
éclipse toutes les autres, et...
MAD. LEFÈVRE
Ce bon Rémi!
RÉMI (avec emphase).
Et puis l'dimanche mam' Lefèvre, j'irais avec ma p'tite femme à la
barrière, au salon d'flore, manger la fine gibelotte de lapin, avec une
bonne bouteille de vin à seize, sans compter l'gros radis noir par dessus
l'marché!... Oh! oui que j'la rendrais heureuse!... T'nez mam' Lefèvre
vous savez qu'aux trois journées de 1830, je m'suis conduit en brave
citoyen, qu'j'ai même reçu la croix d'juillet et la commission des
récompenses nationales a pris mon nom?... Eh ben, j'y suis pas même
allé à c'te commission, j'ai tout laissé ça là, y a c'pendant du temps
d'écoulé, mais bouth! des récompenses, j'aime ben mieux rester auprès
d'la bourgeoise au moins, quoiqu'y parle jamais, si j'la vois pleurer,
j'cours à la boutique et j'y pleure aussi.
MAD. LEFÈVRE
C'est bien, ça? mon p'tit Rémi, mais tu n'peux c'pendant pas épouser
une femme mariée?
RÉMI
Eh ben... ben non, Mam' Lefèvre, j'sais ben... Mais si le divorce
prenait?... Si le bourgeois venait à quitter sa femme?... Enfin, mam'
Lefèvre... on sait pas... mais si ça arrivait, hein?... Dites donc?... Oh!
j'vous en prie, mam' Lefèvre, parlez-y d'moi à mam' Thérèse!... J'vous
l'dis, elle ne s'rait plus malheureuse!... Oh! non, oh! non!
MAD. LEFÈVRE
J'te crois bien, mon bon p'tit Rémi, tu peux croire que si c'te gueuse de
loi vient à sortir, je penserai à toi, mais il vaudrait encore mieux que ce
malheureux Guillaume reprenne une conduite régulière... Ah! Dieu de
Dieu, si M. Lefèvre m'en faisait la dixième partie seulement!
RÉMI
Ah! Dame, pour celui-là, c'est ben la crème des hommes, que l'papa
Lefèvre, toujours oui, jamais non, toujours content, toujours joyeux et
docile. Ah faut voir!
MAD. LEFÈVRE
C'est que je l'ai habitué comme ça, aussi ça m'obéit, ça ne dépenserait
pas un centime sans ma permission, mais dame aussi, j'sais lui donner
ce qui peut lui faire plaisir, et on vit heureux.
RÉMI
Oui, oui, c'est un vrai ménage modèle que le vôtre mam' Lefèvre?
MAD. LEFÈVRE
Mais j'entends M. Lefèvre, va travailler mon p'tit Rémi, et sois
tranquille et bon sujet toujours.
RÉMI
Oui, mam' Lefèvre, au r'voir mam' Lefèvre, n'vous dérangez pas, j'vous
remercie... y a pas d'offense.
(Il sort.)
SCÈNE 3e
MAD. LEFÈVRE, LEFÈVRE.
LEFÈVRE
Bonjour ma respectable épouse, voulez vous l'étrenne de ma barbe,
bobonne?
MAD. LEFÈVRE
Allons, allons, prenez et dépêchez vous.
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