Le dinier de la Pompadour | Page 8

Eugène Demolder
bonnet blanc, son corsage de percale, sa jupe d'un vert de scarabée qui laissait passer de fines chevilles et des souliers cambrés. Mais ce qui charmait le plus en elle, c'était, sous ses cheveux chatains, ses yeux de couleur indécise, comme ceux des chats. Il semblait qu'elle p?t les aviver des tons et des lueurs qu'elle voulait. Martine avait le nez court, retroussé juste assez pour indiquer un peu d'impertinence qu'adoucissait le sourire des lèvres. Ce matin, elle semblait apporter une lueur de l'aurore dans les fossettes de ses joues. Elle dit d'une voix cristalline:
--Allons, Jasmin, conduis-moi aux vendanges!
Buguet fit un brin de toilette, mit ses souliers ferrés pour patauger dans la terre des vignes:
--Me voilà prêt!
Les deux jeunes gens furent bient?t au bord de la Seine.
--Alors, M. Jasmin a assisté à la chasse royale? demanda Martine.
--Oui!
--On l'a fort remarqué. Et c'est pour le remercier de ses fleurs que Mme d'étioles m'envoya hier chez ma marraine La?de Monneau, où j'ai passé la nuit.
--Ce n'est point vrai!
--Je te l'assure. Elle s'est souvenue de ton nom. Elle m'a tout raconté et elle est bien heureuse, car à la suite de l'accident le Roi lui a envoyé dix faisans dorés, ce qui est gibier rare.
Jasmin devint silencieux. Ah! Mme d'étioles a prononcé son nom: Jasmin Buguet! Pour la première fois ce nom para?t fleuri au jardinier. Il sourit à des visions douces, à un bonheur secret. Le paysage prend à ses yeux une splendeur ravie. Buguet regarde avec plus de joie les vignes: ces petites fées vertes, qui, pendant les hivers sans soleil, versent le rêve aux mortels en des boissons rouges, aujourd'hui se drapent dans leur feuillage bordé de pourpre. Elles grimpent à pic sur le coteau pierreux d'où l'argile rouillée s'éboule; en procession elles s'appuient sur leurs échalas d'acacia ivres du vin contenu dans leurs mamelles.
L'oeil du gar?on brille, sa physionomie s'éclaire. Il ose insinuer:
--Mme d'étioles se souvint de mon nom?
--Ne te l'ai-je pas dit?
--C'était dès le soir de la chasse?
--Ce soir même. Je dégrafais sa robe. Elle jetait ses bagues dans un coffre. ?Martine, dit-elle, j'ai rencontré le jardinier qui t'a donné les lauriers pour mon pha?ton. Il s'appelle Jasmin Buguet, n'est-ce pas?? Je rougis. ?Pourquoi as-tu honte?? continua Madame. Elle sourit: ?C'est un joli gar?on! Et ma foi il fut, lors de mon accident de voiture, fort civil!?
Jasmin exultait.
--Comme te voilà joyeux! dit la soubrette. Tu te sens bien flatté?
Elle était enchantée de voir son compagnon se dérider. La fillette aimait beaucoup Jasmin. Enfants, ils avaient déniché des fauvettes dans les roseaux de la Seine, joué aux osselets, à cligne-musette, au toton, la toupie qui ronfle, et lancé les bulles de savon qui sortent d'un tuyau de pipe et crèvent au long des chaumes. En hiver, ils élevaient des chateaux de cartes, se penchaient sur le jeu de l'oie, construisaient des coqs en papier. La petite était orpheline. Une fois que son parrain dut s'absenter, il la confia aux Buguet; ceux-ci la couchèrent avec Jasmin, les enfants s'endormirent sur le même oreiller: on e?t dit à les voir sommeiller que leurs têtes poupines souriaient au même rêve.
--On les mariera, peut-être, dit le père Buguet en riant.
Plus tard, bien qu'il n'aimat guère la danse, Jasmin conduisit Martine au bal champêtre, participant avec elle au moulinet, sous les tilleuls du bord de l'eau, aux sons de la fl?te. A la fête, il la menait voir le montreur de bo?te d'optique et celui de marionnettes; ils achetaient des complaintes, écoutaient les joueurs de vielle et de clarinette. Jasmin offrait à Martine des dorioles et autres délicatesses de bouche. Ils buvaient un verre d'hypocras ou de vespetro, que débitait un charlatan, et le soir la mère Buguet pétrissait des ?roussettes?.
Le village les fian?a. Cependant ils avaient échangé des oeillades tendres, des serments enflammés, des baisers en cachette, derrière la porte, quand le gar?on venait passer la veillée chez Rémy Gosset et que la fillette le reconduisait jusqu'au seuil, ?histoire de voir les étoiles?. Un après-midi que Martine, sortie pour cueillir des cerises, avait délaissé son rouet, Jasmin couvrit le fuseau de roses pompon, de sorte qu'elle trouva, en revenant avec son panier plein, une chose aussi belle et vive que le sceptre de Flore.
D'ailleurs Martine était sage. On ne l'avait jamais surprise dans une grange, le sein hors du corsage, dans l'attitude de celles qui imitent sur les bottes de foin ce que les pigeons, après s'être becquetés, pratiquent à deux sur les gouttières. Nul galant n'était monté à la petite fenêtre de sa chambrette; ni son parrain Rémy Gosset, ni sa marraine La?de Monneau, chez qui elle habitait parfois, n'avaient trouvé de chapeau d'homme sous son lit.
Rien pourtant n'avait été décidé entre Buguet et la soubrette. Aujourd'hui le jardinier comptait vingt-trois ans et Martine atteignait son dix-neuvième octobre. Elle pensa qu'il était
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