près du carrefour de Villeroi, à l'extrémité de l'allée que barraient les grenadiers, une foule multicolore papillonnait, jetait et mêlait des taches blanches, pourpres, jaunes. De clairs personnages sortaient des coulisses de l'horizon. Ils apparaissaient, disparaissaient. Au-dessus de ce mouvant spectacle rayé par un soleil de clairière, les vols de corbeaux se débandaient par crainte des hourvaris et du forhu.
Les deux gar?ons descendirent de carriole. Et tout à coup Jasmin se sentit intimidé. Il allait voir le Roi! Cette idée bouleversa son coeur. Dans les chateaux où il taillait les charmilles, il avait souvent entendu parler de Louis XV. Il savait la puissance du souverain: il lui parut que la forêt la recelait entière, que les cors allaient annoncer la présence d'une chose formidable.
Eustache avait pris dans la voiture du pain et du fromage; il entra?na Jasmin vers les taillis.
Ils se faufilèrent sous les ramées. Des gardes de la maison du roi empêchaient d'approcher du carrefour, ?où l'on sert une halte à Sa Majesté?, dirent-ils.
Heureusement Eustache rencontra un valet de chiens de sa connaissance; grace à lui ils purent approcher.
--Regardez! dit le domestique.
Au bord de la route c'était d'abord les chevaux de la suite royale. Parmi eux, un tout blanc:
--Le cheval du roi, murmura le valet.
Un autre, isabelle doré, avec la raie de mulet et les crins noirs.
--Celui de la duchesse de Chateauroux, continua le piqueur.
Cependant cette cavalerie à étriers vides empêchait les amis de voir: ils grimpèrent dans un orme et choisirent en ses fourches un commode observatoire.
Aux pieds des chênes et des bouleaux où sont accrochés les cors et les couteaux de chasse, c'est un fracas d'uniformes, une allée et venue de chevau-légers, de meutes tenues en laisse, un effarement de marmitons qui portent sur de grands plats des hures, des lièvres r?tis et des fruits. Les hêtres abritent le repos de mules à panaches et oreillères de cuivre. Et partout où s'étendent de l'herbe et, un peu d'ombre, des seigneurs, des officiers, des dames se régalent, assis ou couchés autour de nappes jetées sur le sol.
Jasmin est ébloui. Cette cour qui s'ébat parmi les mousses, l'attrait de ces visages, l'étourderie de ces amazones qui ménagent des retroussis de jupes d'où sortent de jolis pieds chaussés de maroquin violet, ces gentilshommes qui arborent des cordons bleus sur la poitrine et appuient la main sur leur coeur, ces abandons aimables, tout le charme de cette aristocratie, que le jardinier a déjà entrevue dans les chateaux de Melun, le ravissent.
--Que c'est beau! murmure-t-il.
Eustache lui souffle:
--Le Roi!
--Où?
--Là!
Louis XV est assis au milieu d'un grand tapis. Sur un habit de velours pourpre à larges galons il porte des dentelles, et sur sa perruque poudrée un chapeau bordé de plume blanche. Des laquais s'empressent: ils présentent à Sa Majesté un paté; elle refuse et baille.
Jasmin remarque que le Roi a le visage rose et rond. Louis XV fait des gestes lents, porte paresseusement à sa bouche une cuisse de poulet et la jette au petit épagneul qui se roule à c?té de son assiette. Puis il baille encore et se penche vers la dame installée près de lui.
--La duchesse de Chateauroux, explique Eustache, qui a travaillé à Paris et conna?t certaines moeurs de la cour.
--Ce n'est pas la Reine?
--C'est la ma?tresse du Roi.
La duchesse a la figure pale sous le tricorne de chasse et para?t souffrante dans sa robe jaune. Elle sursaute aux paroles du Roi et Jasmin, à qui rien n'échappe, voit son visage se contracter, ses joues devenir livides.
--On dirait qu'elle va mourir, murmure le jardinier.
Une chose l'inquiète davantage: le Roi! Malgré l'air d'ennui que se donne le souverain, un prestige l'entoure aux yeux du jouvenceau. Car on a dit à Jasmin qu'il faut savoir mourir pour lui, que c'est le chef qui dirige les batailles et remporte les victoires. Le fleuriste ne peut s'imaginer Louis XV qu'à travers cette illustration. Pourtant il souhaiterait son ma?tre plus impérieux, d'une allure virile et gaie. Il regrette que le Roi de France ait ce pli d'amertume qui se creuse par instant aux commissures de ses lèvres et ce regard qui se pose avec mépris. Il se rappelle une gravure où Louis XV a le front libre, l'oeil franc, le teint fleuri, l'air à la fois doux et conquérant, et où il fait penser en même temps au pigeon ramier et à l'aigle. Jasmin s'assure que c'est ainsi que le Roi doit être et dans le personnage distrait et fatigué il revoit le prince magnanime de la gravure.
Pendant que Buguet se livrait à ces réflexions, sur la route, du c?té de Montgeron, apparut au soleil un attelage éclatant qui jeta des reflets aux ornières et brilla comme un astre inattendu. Plusieurs seigneurs sursautèrent, se firent une visière de la main pour mieux voir.
L'apparition se dessina. Les courtisans distinguèrent une femme en rose dans un
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