Le din dEpicure | Page 7

Anatole France
une vraie bergère, et son Daphnis
ne fut jamais un vrai chevrier; pourtant ils nous plaisent encore. Le
Grec subtil qui nous conta leur histoire ne se souciait point d'étables ni
de boucs. Il n'avait souci que de poésie et d'amour. Et comme il voulait
montrer, pour le plaisir des citadins, un amour sensuel et gracieux, il
mit cet amour dans les champs où ses lecteurs n'allaient point, car
c'étaient de vieux Byzantins blanchis au fond de leur palais, au milieu
de féroces mosaïques ou derrière le comptoir sur lequel ils avaient
amassé de grandes richesses. Afin d'égayer ces vieillards mornes, le
conteur leur montra deux beaux enfants. Et pour qu'on ne confondit
point son Daphnis et sa Chloé avec les petits polissons et les fillettes
vicieuses qui foisonnent sur le pav des grandes villes, il prit soin de dire:
«Ceux dont je vous parle vivaient autrefois à Lesbos, et leur histoire fut
peinte dans un bois consacré aux Nymphes.» Il prenait l'utile
précaution que toutes les bonnes femmes ne manquent jamais de
prendre avant de faire un conte, quand elles disent: «Au temps que
Berthe filait.» ou: «Quand les bêtes parlaient.
Si l'on veut nous dire une belle histoire, il faut bien sortir un peu de
l'expérience et de l'usage.

* * *
Nous mettons l'infini dans l'amour. Ce n'est pas la faute des femmes.

* * *
Je ne crois pas que douze cents personnes assemblées pour entendre
une pièce de théâtre forment un concile inspiré par la sagesse éternelle;
mais le public, ce me semble, apporte ordinairement au spectacle une
naïveté de coeur et une sincérit d'esprit qui donnent quelque valeur au
sentiment qu'il éprouve. Bien des gens à qui il est impossible de se faire

une idée de ce qu'ils ont lu sont en état de rendre un compte assez exact
de ce qu'ils ont vu représenté. Quand on lit un livre, on le lit comme on
veut, on en lit ou plutôt on y lit ce qu'on veut. Le livre laisse tout à faire
à l'imagination. Aussi les esprits rudes et communs n'y prennent-ils
pour la plupart qu'un pâle et froid plaisir. Le théâtre au contraire fait
tout voir et dispense de rien imaginer. C'est pourquoi il contente le plus
grand nombre. C'est aussi pourquoi il plaît médiocrement aux esprits
rêveurs et méditatifs. Ceux-là n'aiment les idées que pour le
prolongement qu'ils leur donnent et pour l'écho mélodieux qu'elles
éveillent en eux-mêmes. Ils n'ont que faire dans un théâtre et préfèrent
au plaisir passif du spectacle la joie active de la lecture. Qu'est-ce qu'un
livre? Une suite de petits signes. Rien de plus. C'est au lecteur à tirer
lui-même les formes, les couleurs et les sentiments auxquels ces signes
correspondent. Il dépendra de lui que ce livre soit terne ou brillant,
ardent ou glacé. Je dirai, si vous préférez, que chaque mot d'un livre est
un doigt mystérieux, qui effleure une fibre de notre cerveau comme la
corde d'une harpe et éveille ainsi une note dans notre âme sonore. En
vain la main de l'artiste sera inspirée et savante. Le son qu'elle rendra
dépend de la qualité de nos cordes intimes. Il n'en est pas tout à fait de
même du théâtre. Les petits signes noirs y sont remplacés par des
images vivantes. Aux fins caractères d'imprimerie qui laissent tant à
deviner sont substitués des hommes et des femmes, qui n'ont rien de
vague ni de mystérieux. Le tout est exactement déterminé. Il en résulte
que les impressions reçues par les spectateurs sont aussi peu
dissemblables que possible, en égard à la fatale diversité des sentiments
humains. Aussi voit-on, dans toutes les représentations (que des
querelles littéraires ou politiques ne troublent point), une véritable
sympathie s'établir entre tous les assistants. Si l'on considère, d'ailleurs,
que le théâtre est l'art qui s'éloigne le moins de la vie, on reconnaîtra
qu'il est le plus facile à comprendre et à sentir et l'on en conclura que
c'est celui sur lequel le public est le mieux d'accord et se trompe le
moins.

* * *
Que la mort nous fasse périr tout entiers, je n'y contredis point. Cela est

fort possible. En ce cas, il ne faut pas la craindre:
Je suis, elle n'est pas; elle est, je ne suis plus.
Mais si, tout en nous frappant, elle nous laisse subsister, soyez bien
sûrs que nous nous retrouverons au delà du tombeau tels absolument
que nous étions sur la terre. Nous en serons sans doute fort penauds.
Cette idée est de nature à nous gâter par avance le paradis et l'enfer.
Elle nous ôte toute espérance, car ce que nous souhaitons le plus, c'est
de devenir tout autres que nous ne sommes. Mais cela nous est bien
défendu.

* * *
Il y a un petit livre
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