lut en classe la fable de l'Homme et le Génie. Pourtant je me la rappelle mieux que si je l'avais entendue hier. Un génie donne à un enfant un peloton de fil et lui dit: ?Ce fil est celui de tes jours. Prends-le. Quand tu voudras que le temps s'écoule pour toi, tire le fil: tes jours se passeront rapides ou lents selon que tu auras dévidé le peloton vite ou longuement. Tant que tu ne toucheras pas au fil, tu resteras à la même heure de ton existence.? L'enfant prit le fil; il le tira d'abord pour devenir un homme, puis pour épouser la fiancée qu'il aimait, puis pour voir grandir ses enfants, pour atteindre les emplois, le gain, les honneurs, pour franchir les soucis, éviter les chagrins, les maladies venues avec l'age, enfin, hélas! pour achever une vieillesse importune. Il avait vécu quatre mois et six jours depuis la visite du génie.
Eh bien! le jeu, qu'est-ce donc sinon l'art d'amener en une seconde les changements que la destinée ne produit d'ordinaire qu'en beaucoup d'heures et même en beaucoup d'années, l'art de ramasser en un seul instant les émotions éparses dans la lente existence des autres hommes, le secret de vivre toute une vie en quelques minutes, enfin le peloton de fil du génie? Le jeu, c'est un corps-à-corps avec le destin. C'est le combat de Jacob avec l'ange, c'est le pacte du docteur Faust avec le diable. On joue de l'argent,--de l'argent, c'est-à-dire la possibilit immédiate, infinie. Peut-être la carte qu'on va retourner, la bille qui court donnera au joueur des parcs et des jardins, des champs et de vastes bois, des chateaux élevant dans le ciel leurs tourelles pointues. Oui, cette petite bille qui roule contient en elle des hectares de bonne terre et des toits d'ardoise dont les cheminées sculptées se reflètent dans la Loire; elle renferme les trésors de l'art, les merveilles du go?t, des bijoux prodigieux, les plus beaux corps du monde, des ames, même, qu'on ne croyait pas vénales, toutes les décorations, tous les honneurs, toute la grace et toute la puissance de la terre. Que dis-je? elle renferme mieux que cela; elle en renferme le rêve. Et vous voulez qu'on ne joue pas? Si encore le jeu ne faisait que donner des espérances infinies, s'il ne montrait que le sourire de ses yeux verts on l'aimerait avec moins de rage. Mais il a des ongles de diamant, il est terrible, il donne, quand il lui pla?t, la misère et la honte; c'est pourquoi on l'adore.
L'attrait du danger est au fond de toutes les grandes passions. Il n'y a pas de volupté sans vertige. Le plaisir mêlé de peur enivre. Et quoi de plus terrible que le jeu? Il donne, il prend; ses raisons ne sont point nos raisons. Il est muet, aveugle et sourd. Il peut tout. C'est un dieu.
C'est un dieu. Il a ses dévots et ses saints qui l'aiment pour lui-même, non pour ce qu'il promet, et qui l'adorent quand il les frappe. S'il les dépouille cruellement, ils en imputent la faute à eux-mêmes, non à lui:
?J'ai mal joué?, disent-ils.
Ils s'accusent et ne blasphèment pas.
* * *
L'espèce humaine n'est pas susceptible d'un progrès indéfini. Il a fallu pour qu'elle se développat que la terre f?t dans de certaines conditions physiques et chimiques qui ne sont point stables. Il fut un temps où notre planète ne convenait pas l'homme: elle était trop chaude et trop humide. Il viendra un temps où elle ne lui conviendra plus: elle sera trop froide et trop sèche. Quand le soleil s'éteindra, ce qui ne peut manquer, les hommes auront disparu depuis longtemps. Les derniers seront aussi dénués et stupides qu'étaient les premiers. Ils auront oublié tous les arts et toutes les sciences, ils s'étendront misérablement dans des cavernes, au bord des glaciers qui rouleront alors leurs blocs transparents sur les ruines effacées des villes où maintenant on pense, on aime, on souffre, on espère. Tous les ormes, tous les tilleuls seront morts de froid; et les sapins régneront seuls sur la terre glacée. Ces derniers hommes, désespérés sans même le savoir, ne conna?tront rien de nous, rien de notre génie, rien de notre amour, et pourtant ils seront nos enfants nouveau-nés et le sang de notre sang. Un faible reste de royale intelligence, hésitant dans leur crane épaissi, leur conservera quelque temps encore l'empire sur les ours multipliés autour de leurs cavernes. Peuples et tribus auront disparu sous la neige et les glaces, avec les villes, les routes, les jardins du vieux monde. Quelques familles à peine subsisteront. Femmes, enfants, vieillards, engourdis pêle-mêle, verront par les fentes de leurs cavernes monter tristement sur leur tête un soleil sombre où, comme sur un tison qui s'éteint, courront des lueurs fauves, tandis qu'une neige éblouissante d'étoiles continuera
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