de lui-même.
Sa colère était si violente que tout son corps frémissait. Sa main crispée
s'agitait. Je crus qu'il allait me frapper au visage.
Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les veines de son
front, et me dit avec amertume:
--Je n'ai pas à défendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses fatales. Il
est juge, il a jugé et il a condamné. Pensez de lui ce que vous voudrez,
il doit la tuer, il la tuera! voilà.
Sa tête retomba lourdement et il ne bougea plus.
Je crus d'abord qu'il éprouvait un spasme ou même un évanouissement,
car son immobilité ne cessait point, mais je m'aperçus bientôt qu'il
dormait tout simplement. La force de son émotion l'avait brisé comme
il arrive aux enfants de tomber dans le sommeil après la colère ou les
larmes.
Tantôt son souffle était égal et doux, tantôt il subissait une oppression
soudaine. Un rêve lui rendait peut-être, non pas seulement l'émoi qui
venait de secouer sa faiblesse engourdie, mais d'autres commotions
plus anciennes et plus douloureuses aussi. Une fois il laissa échapper
des paroles confuses, entremêlées de sanglots. Je crus distinguer deux
noms, deux noms de femme: Jeanne, Olympe.... Mme la marquise de
Chambray s'appelait Olympe. Je savais cela dès le collège. Était-ce
cette Olympe qu'il avait condamnée!
Il dormit longtemps. Je ne songeais ni à l'éveiller ni à me retirer. J'avais
pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais pas.
À peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd pesait sur
mon coeur et sur mon intelligence.
Quand cette idée de me retirer me vint à la fin, je la repoussai comme
une impossibilité.
Il me sembla que j'étais ici à mon devoir tout naturellement et que j'y
devais rester jusqu'à ce qu'un événement quelconque vint me relever de
ma faction.
Faction est bien le mot: je me sentais de garde.
Lucien m'avait appelé; je le trouvais malheureux et seul; car je ne sais
si d'autres partagent ce sentiment: c'est surtout dans ces faux hospices,
ouverts par la spéculation, que l'isolement semble navrant.
Je crois que Lucien m'eût parut moins abandonné dans un trou
campagnard ou dans un grenier parisien.
Partout où le Dr Chapart, quel que soit son vrai nom, débite son sirop,
il y a odeur de séquestration.
Depuis que j'avais passé le seuil de cette cellule, j'étais chargé de
Lucien. Je l'entendais, je l'acceptais ainsi.
À la longue, pendant qu'il reposait, ses mains s'étaient écartées, et je
voyais cette pauvre figure enfantine dans son cadre de cheveux bouclés,
dont bien des femmes eussent envié la finesse et l'abondance.
Était-ce là un homme de trente ans? un homme que j'avais connu
joyeux, intelligent et fort?
Quel pouvait être l'étrange mystère de cette décadence?
Je ne puis dire que mon envie de percer le mystère fût très vive en ce
moment. J'étais beaucoup plus désolé que curieux.
Il y avait là une énigme, et toute énigme qui se pose porte avec soi son
aiguillon; mais l'aiguillon ne m'avait pas encore piqué.
La preuve, c'est que je me souviens de l'instant précis où ma curiosité,
soudainement éveillée, secoua les langueurs de ma tristesse.
Il pouvait y avoir une heure et demi que Lucien dormait. Le soleil de
midi se cachait sous des nuées orageuses. Des bouffées de tièdes
parfums montaient du parterre qui fleurissait sous la fenêtre.
La voix lointaine de Paris arrivait comme un sourd murmure dans la
maison muette. La feuillée des grands arbres assombrissait encore le
jour pâle et gris.
Je dis tout cela parce que tout cela me gênait et m'opprimait.
À force de regarder le sommeil de Lucien, j'avais fermé les yeux
moi-même, rêvant confusément au mélancolique début de notre revoir.
J'étais ainsi, n'ayant plus qu'une conscience très vague des choses
extérieures, lorsque je crus entendre un faible craquement dans la
chambre même, à quelques pas de moi.
Je rouvris les yeux à demi. Une porte que je n'avais pas aperçue--ce
n'était pas celle par où le Dr Chapart et moi nous étions entrés--roula
lentement sur ses gonds.
Je regardai mieux, pensant que c'était l'oeuvre du vent, car l'orage
commençait à agiter les feuilles; mais je vis paraître au seuil une jeune
femme d'une remarquable beauté, élégamment vêtue de noir et
appartenant, selon les apparences, à ce qu'on appelle la classe
distinguée.
Elle ne me vit point, d'abord, parce que son regard inquiet cherchait
Lucien.
Inquiet ne dit certes pas tout ce qu'il y avait dans ce regard, et pourtant
j'hésite à écrire le mot tendre.
Ce regard était aussi une charade, mais je puis affirmer qu'il partait des
plus beaux yeux noirs que j'eusse vus de ma vie.
Quand la dame m'aperçut, elle recula avec un visible effroi.
Croyant la servir, je fis un mouvement pour éveiller Lucien, mais elle
joignit aussitôt

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