Le dernier vivant | Page 6

Paul H. C. Féval
c'était là peut-être ce qui avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de maladie, car j'eusse presque désiré le retrouver malade.
Mais rien. Ses lèvres étaient fra?ches; ses joues ne me paraissaient ni trop rouges, ni trop pales; son front s'éclairait, à la fois poli et mat, comme celui d'une fillette. Il me dit encore:
--Tu as peut-être bien fait de rester gar?on, toi, Geoffroy, avec ton caractère. Si tu voulais faire un choix, c'est le bon age. Y songes-tu? moi, j'aurais eu des idées de mariage....
Il hésita, et son regard furtif revint vers moi.
--Oui, reprit-il, c'était dans mes go?ts. J'aurais pensé à me marier sans l'exemple de ce pauvre Lucien.... Lucien Thibaut. Tu ne l'as pas oublié, je suppose? Il pronon?a ainsi son propre nom comme s'il e?t parlé de quelque autre camarade à nous.
à part la furtive oeillade qu'il venait de me lancer, toute sa physionomie peignait la sérénité et même l'indifférence.
Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu'il était fou. Et, aussit?t né, ce soup?on prit les proportions d'une certitude. L'étonnement qui se peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me demanda d'un ton de reproche affectueux:
--Est-ce que tu aurais oublié Lucien? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien était notre meilleur ami.
--Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon, ce cher Lucien! Je n'ai eu garde de l'oublier.
--à la bonne heure, à la bonne heure! fit-il par deux fois. C'est que tu as tant couru le monde! Ta vie a été bien heureuse, et les heureux, vois-tu....
Il n'acheva pas et reprit:
--Je suis content, très content que tu n'aies pas oublié Lucien. Il est dans l'embarras. Tu pourras nous être très utile et il avait compté sur toi.
Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence.
--C'est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup de circonstances un peu extraordinaires, Lucien s'y perd. Il n'en parle jamais et il ne faut pas même qu'il se doute....
Cette phrase resta inachevée.
Ses grands yeux de malade qui brillaient d'un fugitif éclair s'étaient fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J'essayai de suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à la fois resplendissant et confus.
Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec lenteur en disant:
--Je crois parfois l'entrevoir là-bas....
Il s'arrêta encore pour me lancer ce même regard rapide et craintif.
--Je sais très bien, reprit-il un peu sèchement et comme pour repousser une objection inopportune, je sais parfaitement bien que c'est un enfantillage. D'abord il y a trop loin. Ensuite, ce brouillard gêne. Néanmoins, il ne faudrait pas prendre un ton tranchant pour dire: c'est impossible. Serais-je ici, si c'était impossible? Elle y est, voilà le fait certain. Je le sais, j'en suis s?r. Puisqu'elle y est, en cherchant bien, on peut la trouver.
Je me rapprochai de lui, tachant de prendre un air de gaie rondeur qui était à mille lieues de moi.
--C'est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que je la connais?
--Au fait, répliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je parle.
--J'allais te le demander.
Tout cela était pour cacher mon trouble, car je savais d'avance la réponse.
--Eh bien! fit-il très simplement, tu aurais pu le deviner. Je parle de Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son ame plut?t. Quand tu verras Lucien, tu reconna?tras cela d'un coup d'oeil: il n'a plus d'ame.
était-ce là l'explication de ce grand poids qui, depuis mon arrivée, m'oppressait le coeur si lourdement? Et fallait-il croire à cette définition que la folie donnait d'elle-même? Le malade poursuivit tranquillement.
--C'est là le mal de Lucien. Les médecins l'ont traité et le traitent encore pour ceci ou pour cela. Des misères! Moi, je ne suis pas médecin, mais j'ai la certitude que nous le guéririons en lui rendant son ame. Il eut son bon rire d'autrefois, dont la sonore douceur mouilla ma paupière.
Et il se mit à déclamer de sa voix pleine d'harmonie les strophes italiennes où Arioste raconte le voyage d'Astolphe dans la lune, à la recherche de l'ame de Roland.
--à présent, ajouta-t-il d'un ton dogmatique et en secouant la tête, ce n'est plus dans la lune que les ames se cachent: les ames, comme Jeanne, c'est là!
Son doigt tendu montrait Paris.

IV
Le cas de Lucien Thibaut
Au moment où mon pauvre malade me montrait ce Paris, qui cachait l'ame de Lucien, la porte s'ouvrit sans qu'on e?t pris la peine de sonner ni de frapper.
Un vilain petit homme plus rond qu'une boule, entra dans la chambre en bourdonnant et en tournant comme une toupie.
Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement les revers, il avait une cravate blanche sur laquelle son menton triple fluait comme une cascade de beurre fondu. Il
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