Le dernier vivant | Page 5

Paul H. C. Féval
confiance en moi.
Il me cachait son coeur.
Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M. Louaisot me fournit l'adresse de Lucien à la maison de santé du Dr Chapart.

III
Grand paysage--L'ame de Lucien
Quand le gar?on à mine d'infirmier m'ouvrit la chambre du n°9, il pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu'il était à regarder par la fenêtre.
Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu'on embrasse, par une belle matinée d'été, des vilaines petites croisées, ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart. (Système Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la brochure.)
Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je découvrais la ville immense, enveloppée d'une brume diaphane dans un lointain qui poudroyait de lumière. Les d?mes et les clochers, les pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux ondes nacrées de gris, de rose et d'or tandis qu'à perte de vue, les campagnes de l'ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours, détachés sur l'azur laiteux de l'horizon.
Je n'eus qu'un coup d'oeil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se retourna lentement vers moi.
Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au sentiment d'angoisse qui s'empara de moi à sa vue.
Angoisse? Pourquoi? Ce mot peint-il ma pensée? Dit-il trop ou ne dit-il pas assez?
Je retrouvais Lucien rajeuni, après ces dix années qui faisaient juste le tiers de notre age à tous les deux.
L'homme de trente ans m'apparut sous un aspect plus juvénile que l'adolescent achevant sa vingtième année.
Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le coeur.
Ses traits avaient subi une sorte d'effacement; son teint était plus clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme amoindri. Il y avait une insouciance d'enfant dans la souriante placidité de sa physionomie.
Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d'entre nous, mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute oeuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la perfection même de sa beauté.
C'était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d'être joli à ce point-là n'appartient qu'à l'autre sexe.
Lucien avait la bravoure d'un lionceau. Il était magnifique quand il se ruait sur le tas des railleurs. Il chatiait surtout sévèrement ceux qui affectaient de le traiter en demoiselle. J'ai porté de ses marques.
Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l'enfant le plus doux qui f?t au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque cruel.
Non seulement il n'avait aucune des coquetteries de son age, mais sa trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de s'enlaidir.
Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne mine, il s'était fait, à l'école de droit, une tête de puritain farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le plus gai que j'aie rencontré en ma vie.
Mais il était content positivement quand on lui disait qu'il avait la touche d'un mauvais gars.
Aujourd'hui, toute préoccupation de ce genre avait évidemment pris fin. Il se laissait être joli.
Je ne dirai pas qu'il était redevenu lui-même, car l'expression de son regard s'était dérobée et comme éteinte, mais à part ce rayon généreux qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait fait retour vers l'adolescence.
Rien de tout cela n'était précisément de nature à vous serrer le coeur. Et pourtant, quand il me regarda, j'éprouvai d'une fa?on très nette le contrecoup d'une douleur sourde, mais terrible.
J'eus froid.
Et j'eus peur.
Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille. Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.
--Te voilà, me dit-il, tu viens tard.
Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les lumières de son brouillard, il ajouta:
--Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l'embrasse d'un coup d'oeil. C'est à la lettre, regarde plut?t! Il n'y a pas un autre endroit comme celui-ci: rien ne m'échappe. Je suis venu ici pour la chercher. Penses-tu que je la retrouverai?
Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas:
--Comment vas-tu ce matin?
Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des gens qui se rencontrent tous les jours. Je n'avais pas encore ouvert la bouche.
Malgré moi, j'interrogeais son visage et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 212
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.